21 Août Presque-Songes de Jean-Joseph Rabearivelo : une poésie bilingue au bord du vertige
Et si écrire dans deux langues, c’était vivre deux vies ? Avec Presque-Songes, Jean-Joseph Rabearivelo signe une œuvre poétique unique en son genre, à la croisée du symbolisme européen et des traditions orales malgaches. Un recueil vibrant, bilingue, déchiré – comme son auteur – entre héritage et modernité, entre rêve et lucidité
Un poète incandescent dans une île sous tutelle
Madagascar, début des années 1930. L’île est colonie française depuis 1896. Le jeune poète Jean-Joseph Rabearivelo – né en 1903 dans une famille noble d’Antananarivo – écrit dans un monde traversé par les contradictions. Il maîtrise à la perfection le français, la langue du colon, qu’il lit avec passion (Baudelaire, Mallarmé, Valéry…), mais reste profondément ancré dans sa culture malgache, qu’il chérit, documente, et célèbre dans ses vers.
Quand il compose Presque-Songes en 1931-1932, Rabearivelo a vingt-huit ans. Il a déjà publié plusieurs recueils, dont La Coupe de cendres (1924), et il est reconnu dans les milieux littéraires de la colonie – notamment par Henri Vidalie, éditeur influent et fondateur du Journal de Madagascar, qui joua un rôle déterminant dans la diffusion de son œuvre. Mais ce nouveau recueil marque un tournant : il s’agit cette fois d’écrire simultanément en deux langues – le malgache et le français – dans une démarche poétique inédite, intime, et résolument moderne. Le livre paraît en 1934, uniquement en français, dans une édition aujourd’hui rarissime. La version bilingue, issue des manuscrits conservés dans les archives familiales, ne sera révélée qu’après sa mort tragique en 1937.
Une œuvre à deux voix, entre création et translation
Le manuscrit original de Presque-Songes, redécouvert en 2008 et désormais consultable sur la plateforme EMAN de l’ITEM (CNRS-ENS), témoigne d’un travail de création d’une richesse fascinante. Chaque poème est inscrit en deux versions, l’une en malgache à gauche, l’autre en français à droite, séparées par un trait central. Mais il ne s’agit pas ici de traduction classique. Rabearivelo écrit dans un mouvement fluide, souvent simultané, où les langues s’interpénètrent, se contaminent, s’influencent.
Prenons le poème liminaire Asara / Été, daté du 22 juin 1931 – date troublante quand on sait que le poète se donnera la mort un 22 juin six ans plus tard. Le terme Asara fait référence à un mois rituel du calendrier traditionnel malgache, marqué par le fandroana, le bain royal. En français, le poème évoque « l’été » – mais ce mot ne porte pas la même charge symbolique. Dans les deux langues, le texte évolue comme un miroir aux reflets décalés, et c’est dans cette tension que se loge toute la force du recueil.
Une poésie de la fusion, pas de la soumission
Écrire en français à l’époque coloniale n’est pas un acte anodin. Mais Rabearivelo le fait sans renier sa langue maternelle. Mieux : il cherche à les faire dialoguer. Dans le poème Lamba, il écrit :
[…] dans cette langue que j’ai choisie
pour préserver mon nom de l’oubli,
dans cette langue qui parle à l’âme
alors que la nôtre murmure au cœur.
Le français est ici une langue choisie – non subie. Rabearivelo ne s’y fond pas ; il l’habite, la transforme, la malgachise presque. Les « grains d’eau » qu’il sème dans ses vers sont des traductions littérales de voan-drano, et font résonner une musicalité nouvelle, intraduisible ailleurs. C’est le pari de Presque-Songes : ouvrir un espace poétique tiers, entre deux langues, deux mondes, deux sensibilités.
L’aube, la nuit, et tout ce qui se joue entre
Les poèmes de Presque-Songes explorent le cycle naturel de la lumière : la naissance du jour, le crépuscule, le mystère de la nuit. Trois textes sont même dédiés à ce moment liminaire entre ombre et clarté. Mais derrière ce motif récurrent se cache une quête plus profonde : celle de la parole juste, du verbe habité, du « chant intérieur » que le poète traque à travers ses deux idiomes.
Ce n’est pas une poésie descriptive, mais une poésie traversée : les paysages des hautes terres, la végétation tropicale, les rites funéraires ou les métaphores animales se chargent d’un symbolisme personnel. Tout devient matière à écriture, mais aussi à tension. Car Rabearivelo, comme le rappellent ses carnets (Les Calepins bleus), n’a jamais cessé de se sentir en décalage : trop français pour les siens, trop malgache pour la reconnaissance coloniale.
Une œuvre en avance sur son temps
En 2025, relire Presque-Songes revient à entrer dans un laboratoire poétique à ciel ouvert. Avant même les réflexions contemporaines sur le multilinguisme, Rabearivelo interroge le pouvoir et les limites du langage. Il rejoint ici les pensées d’Abdelkébir Khatibi sur la bi-langue, cette écriture de l’entre-deux, qui ne choisit pas entre une langue natale et une langue étrangère, mais qui les habite toutes deux, avec intensité et lucidité.
Jean-Luc Raharimanana, écrivain malgache majeur d’aujourd’hui, dit de lui qu’il fut le modèle – un poète qui a su être fidèle à ses terres tout en parlant au monde. Et à voir le souffle de modernité qui traverse encore Presque-Songes, difficile de lui donner tort.
Presque-Songes est une œuvre rare, singulière, éminemment contemporaine dans sa démarche. Ni recueil figé, ni exercice académique, c’est une traversée : celle d’un poète qui cherche – et parfois trouve – l’accord parfait entre deux langues, deux rythmes, deux âmes. Un texte à relire, à haute voix, dans les deux langues si possible. Car entre les mots, dans les blancs de la page, dans les échos entre Asara et Été, c’est un monde entier qui palpite encore.
Pourquoi lire Presque-Songes aujourd’hui ?
Parce que ce recueil est bien plus qu’un monument poétique : c’est un manifeste intime et politique. Presque-Songes incarne le choc – et le chant – de deux langues, deux cultures, deux mondes. Dans une époque où le bilinguisme, les identités plurielles et les héritages postcoloniaux sont au cœur des débats littéraires, Jean-Joseph Rabearivelo nous offre un exemple bouleversant d’écriture en tension, à la fois enracinée et universelle.
Lire Presque-Songes aujourd’hui, c’est entendre la voix d’un poète qui, dès les années 1930, interrogeait la place du sujet colonisé, la mémoire des ancêtres, et le pouvoir transformateur du langage. Une œuvre visionnaire, qui résonne profondément dans notre modernité.
Naissance du Jour
Avez-vous déjà vu l’aube aller en maraude au verger de la nuit ?
La voici qui en revient
par les sentes de l’Est
envahies de glaïeuls en fleurs :
elle est tout entière maculée de lait
comme ces enfants élevés jadis par des génisses ;
ses mains qui portent une torche
sont noires et bleues comme des lèvres de fille
mâchant des mûres.
S’échappant un à un et la précèdent
les oiseaux qu’elle a pris au piège.
Terak’andro
Efa nahita ny mangyran-dratsy mangala-boankazo
tany amin’ny tanimbolin’ny alina va hianao ?
Inty izi miverina avy any,
eny amin’ny lalankely atsinanana
rako-tenina mivelatra :
misoliti-dronono ny tenany manontolo
toy ny an’ny zaza nobiazin’ny omby taloha ;
ny tànany mitondra fanilo
dia mainty manga toy ny molo-jazavavy
mitsako voarohy.
Milefa tsirairay eo anoloany
ny vorona nofandrihany.
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