30 Oct Entretien avec Alexis Bernaut, par Grégory Rateau
Grégory Rateau, dans cet entretien approfondi, interroge Alexis Bernaut, poète, traducteur et musicien, vivant dans l’Aude. Son œuvre explore les zones de passage, entre le souffle et le silence, la mémoire et la disparition. Dans Impasse (MaelstrÖm ReEvolution, 2025), il creuse l’espace du manque, de la limite, et fait de la langue un lieu de résistance sensible.
Grégory Rateau : D’où vient votre vocation de poète ? Il y a eu un déclic, une lecture, un moment où vous vous êtes dit que c’était par les mots que vous passeriez pour tenir debout ?
Alexis Bernaut : Mes très jeunes années ont sensiblement compliqué l’acquisition du langage en tant qu’expression sensible du corps. À l’adolescence, il est devenu clair que la greffe ne prenait pas. J’ai rejeté la gangue du langage que j’avais appris – qui était le mien mais ne m’exprimait pas – comme un organe, un corps étranger. La poésie a commencé par-là, comme révolte contre le réel et donc contre le langage qui l’exprimait, en moi et hors de moi. Je reprends votre expression : nous passons tous par les mots pour tenir debout. Or je tenais mal debout, un état de fait qui a duré un certain temps. Le tissu psychique, lequel est fait de langage, était chez moi lacéré, ou mal cousu, en maints endroits. La poésie a consisté d’abord à reconnaître et situer ces béances, ces plaies, pour pouvoir ensuite tenter de les combler. Évidemment, c’est comme cela que je le vois aujourd’hui, avec le recul du temps et de l’expérience. Le poète qui a le plus reflété ce que je vivais alors fut Artaud (un ami m’avait prêté L’Ombilic des limbes, le reste a suivi) dont la lecture est une expérience purement physique, charnelle, nerveuse. En revanche, avec les poètes qu’on nous enseigne au lycée, Baudelaire ou Verlaine, pas de rencontre. Et puis il y a eu Michaux, pour cet équilibre entre rage et fragilité, et un imaginaire qui m’a souvent sauvé. Je dois aussi beaucoup à certains poètes caribéens et africains francophones qui me semblent avoir préservé en poésie la colère et le travail de la métaphore, terrain que la poésie française contemporaine me semblait avoir, à tort ou à raison, quelque peu abandonné. Partout où je sentais que ça me parlait, à l’aveugle (de Li Po jusqu’à Tchicaya U’Tamsi en passant par les chants Hopi), j’absorbais. Mon rapport à la lecture n’a pas foncièrement changé. Je n’ai jamais conçu la poésie comme « genre littéraire ».
GR : Impasse frappe par sa tension entre le resserrement et l’ouverture, le refus du bavardage et le besoin vital de dire. Comment est né ce recueil, et quelle a été sa trajectoire d’écriture ?
« C’est le constat du langage et du désir qui échouent au seuil du réel ».
AB : Impasse – et notamment les Poèmes du branleur qui ponctuent le recueil – est une poésie physique. C’est le constat du langage et du désir qui échouent au seuil du réel. Un art poétique en milieu stérile, qui suppose de travailler les strates profondes de la langue. Il y a un travail sur la polysémie et le son (allitérations, assonances), les heurts du langage, qui concourent à dire ce resserrement que vous évoquez et dont l’ouverture est une conséquence. Tous les poèmes qui composent le livre – ce n’est pas le cas pour tous mes poèmes, nombre d’entre eux sont très spontanés – ont été passés et repassés au tamis. Certains sont venus au dernier moment, avant le BAT, deux ont été écrits à l’âge de 19-20 ans. L’un d’entre eux, l’Origine de l’impasse selon le fou, est venu d’un rêve. Ce sont des textes dont la cohérence n’était pas évidente au départ. Le projet final est venu tantôt par tâtonnements, tantôt par fulgurances. Impasse, dans sa première mouture qui date de 2017, avait une bonne vingtaine de pages supplémentaires. Certains poèmes ont été remplacés, bien d’autres simplement dégagés. J’ai retravaillé, resserré les mailles. À la fin, quand deux amis poètes en ont fait deux lectures très différentes – l’une mystique, l’autre sociologique, parmi de nombreuses possibles – j’ai su que le livre était mûr. Mais cela a été long. Par contraste, le recueil qui l’a précédé, Passage au marbre, paru en 2024 à L’herbe qui tremble, est arrivé presque tout seul.
GR : Votre poésie avance souvent par fragments, ellipses, suspensions. Comment travaillez-vous la forme ? Est-ce une recherche de justesse, de silence, ou une manière d’approcher l’indicible ?
AB : La recherche de la forme est pour moi indissociable du fond et du travail poétique. Quand on sait exactement ce qu’on veut dire et comment on va le dire, on n’a pas besoin de poésie. Je ne porte pas ici un jugement de valeur. La création du poème est la rencontre entre l’indicible ou en tout cas le pas-encore-dit et la tentative de l’exprimer. La qualité du silence qui environne le poème est sa caisse de résonance, le gage que le poème aura sa vie propre, indépendamment du poète dans la façon dont il va le lire ou dans ce qu’il aura, lui, voulu dire. S’il y a volonté de fermer le poème comme on ferme un poing, il faut imaginer qu’un autre sens pourra toujours passer par des interstices que le poète n’aura peut-être pas voulu mais que le lecteur les percevra peut-être et qui feront écho à sa propre sensibilité, inaccessible au poète mais pas au poème. On aura beau serrer le poing autant qu’on voudra, le sable s’en écoulera toujours. Autrement dit, c’est par les failles que passe la lumière, mais il ne faut pas s’occuper des failles. Il faut s’occuper de bâtir solide. Les failles apparaîtront de toute manière.
GR : La lecture de vos poèmes, leur diction publique, semble occuper une place importante dans votre démarche. Qu’apporte pour vous la performance (la voix, la respiration, la présence du corps) à un texte poétique ?
« Lorsque le texte tient, il n’y a rien à ajouter, ni affect ni effet de manche, ce que j’ai pu vérifier à plusieurs reprises. ».
AB : Venu à la poésie par la lecture silencieuse du livre, et qui plus est par des auteurs morts, je n’étais d’abord pas du tout porté sur la lecture publique qui me semblait une forme d’exhibitionnisme en contradiction avec l’intimité de l’expérience. J’ai quelque peu changé d’avis depuis. D’abord, on (les éditeurs, organisateurs de festival, les lecteurs) attendent de nous que nous disions nos poèmes à haute voix. C’est, pour beaucoup, une modalité de la rencontre avec le texte : j’ai moi-même découvert un poète dont l’œuvre m’a marqué et que j’ai d’ailleurs traduit – le Canadien Robert Bringhurst – lors d’un festival de poésie à Nanaimo sur l’île de Vancouver en 2015. Sa voix très bien timbrée, sa diction lente et singulière, portaient ses poèmes comme personne d’autre n’aurait pu le faire. Si je n’avais fait que le lire, je serais peut-être passé à côté. La lecture à haute voix peut être aussi perçue comme la validation du poème ; si un poème qui ne tient pas sur la page ne tient pas tout court, on peut pour ainsi dire autant d’un poème qui ne tiendrait pas à voix haute. J’ai lu lors de lectures que j’organisais au squat le 99 près de la porte de Clignancourt à Paris, quand j’habitais le quartier, il y a longtemps maintenant. J’ai donné des extraits d’Impasse à voix haute plusieurs fois, accompagné à la guitare par mon ami Benoît Simon, musicien professionnel, qui m’avait donné ce conseil précieux : « Ne rajoute rien, laisse faire le texte ». De fait, lorsque le texte tient, il n’y a rien à ajouter, ni affect ni effet de manche, ce que j’ai pu vérifier à plusieurs reprises. Et j’y ai pris goût. En novembre 2021, j’ai lu Impasse dans sa presque intégralité au théâtre des Déchargeurs à Paris, seul accompagné d’une petite kalimba que je faisais passer dans deux pédales d’effet : une heure, sans heurt. Dans mon travail avec Olivia Scemama et Romain Allard pour le projet Tai Yang & AL, je laisse porter mes mots par la force de la basse, du gong et des images comme par des courants ascendants et descendants. Les lectures à voix haute ou les performances permettent un apprentissage de la texture, de la densité du silence, de l’attention au moment où la parole éclot.
GR : Impasse paraît dans la collection Rootleg chez maelstrÖm reEvolution, lieu de croisements entre poésie, performance et engagement. Qu’est-ce qui vous lie à cette maison, à son esprit collectif et expérimental ?
AB : Il y a chez MaelstrÖm reEvolution une authentique générosité, une belle dinguerie sans aucune affectation, alliées à un professionnalisme incontestable. On se retrouve à pouvoir parler absolument de tout, avec passion. Le catalogue est très riche, d’une grande variété. Il y en a pour tous les goûts et – c’est important pour toutes les bourses. C’est surtout l’éditeur d’Impasse et ce n’est pas rien pour moi car c’est le genre de livre qui ne trouve pas facilement sa place. Donc, de mon côté, de l’amitié et de la reconnaissance.
GR : Vous vivez en France (Bretagne, région parisienne…) mais vous gardez un lien avec la scène bruxelloise, où la poésie semble particulièrement vivante, entre lectures publiques, festivals… Comment percevez-vous cette vitalité poétique belge ? En quoi diffère-t-elle, selon vous, du paysage français ?
« Est-ce que la poésie française contemporaine, encombrée peut-être de son passé glorieux, se prendrait trop au sérieux ? ».
AB : En fait, j’habite dans l’Aude, près de Carcassonne, depuis 5 ans (j’ai en effet vécu quelques années auparavant dans le Morbihan) et même si je voyage souvent, ça reste loin de Bruxelles. Il est vrai que Bruxelles, pour autant que j’ai pu en juger, me semble vivre la poésie plus fort, plus spontanément, que Paris. Est-ce que la poésie française contemporaine, encombrée peut-être de son passé glorieux, se prendrait trop au sérieux ? Il me paraît également probable que le coût de la vie dans les grandes villes françaises d’une part, et la réduction du soutien des pouvoirs publics de l’autre, n’aide pas. Mais je ne suis vraiment pas le mieux placé pour répondre.
GR : Vos textes interrogent la perte, la mémoire, la désillusion, mais toujours avec une clarté empreinte de douceur. La poésie est-elle pour vous un outil de résistance, une manière de tenir face au monde, ou plutôt un lieu de consolation ?
AB : Dans un monde comme le nôtre où le langage est constamment manipulé pour devenir lui-même instrument de manipulation, la poésie qui est à la fois pure intuition et recherche à l’aveugle, connaissance sans certitude, propose comme on le dit souvent une autre manière d’habiter le monde. En cela, résistance. Et cela passe aussi, parfois, par trouver ou se réapproprier la douceur du souffle, là où le langage refuse d’être tordu. Il n’y a pas incompatibilité. Un poète peut, en nommant une douleur, aider à soulager voire à libérer les personnes qui reçoivent son poème et s’y reconnaissent ou y reconnaissent leur mal. Comme disait un poète dont j’ai hélas oublié le nom : « Pourquoi persister ? Parce qu’il y a quelque part quelqu’un dont la blessure a la forme de ton poème. » Le romancier Jérôme Leroy, dans Vivonne, donne la première place au pouvoir salvateur de la poésie. Jean-Pierre Siméon a écrit sur cette question un essai bien connu dont le titre m’évoque ce que mon ami le défunt poète nord-américain Sam Hamill (1943-2018) avait coutume de dire : oui, la poésie sauvera le monde, mais une personne à la fois.
GR : Votre écriture dialogue avec d’autres arts – musique, traduction, arts visuels. Ces passerelles influencent-elles votre rapport au rythme, à la construction du poème ?
« Tout poème a sa propre ligne de basse, sa propre pulsation, qu’on ressent quand le poème est prêt. Si on ne la sent pas, c’est qu’il est bancal. ».
AB : Clairement. Il y a dans mon premier recueil, Au matin suspendu, paru en 2012, des images qui m’ont été inspirées par Ennio Morricone par exemple. Dans ce même recueil, une section prend sa source dans le travail du plasticien parisien Jean-Michel Frouin. Le poème La ville porte subliminalement la marque des tableaux La ville et La ville entière de Max Ernst. Il y a dans ce livre-là un travail sur le silence et la suspension, que des peintres ou des musiciens ont magistralement rendu. Les exemples sont nombreux. Dans Passage au marbre, certains des poèmes ont été écrits en regardant des œuvres de mon ami peintre et sculpteur Tim Brown, à qui je dois d’ailleurs les illustrations de couverture de ce livre et d’Impasse. La liste est longue. Quant à la musique ? On pourrait dire que la structure d’Impasse doit quelque chose au rock progressif avec des motifs à chaque fois différents, qui se répondent ; et la rage de certains de ses poèmes, au punk rock. Je joue de la guitare basse depuis longtemps. Dans la plupart des genres musicaux, les auditeurs dont l’oreille n’est pas entraînée n’entendent pas la basse. Mais qu’on l’enlève et souvent le morceau, la chanson, se cassent la figure plus certainement que si l’on soustrayait la guitare ou le piano. Tout poème a sa propre ligne de basse, sa propre pulsation, qu’on ressent quand le poème est prêt. Si on ne la sent pas, c’est qu’il est bancal. C’est une manière comme une autre de traduire cet instant. Et la traduction, justement ? Le poème lui-même est traduction du silence, dirait Joë Bousquet. Confrontation à l’étranger, en nous et hors de nous, car on a dit, et je le crois, que le poète est étranger en sa propre langue. Pas maître, surtout pas propriétaire : étranger. Chaque grand poète que j’ai eu l’honneur de traduire, et je pense surtout à Sam Hamill et à Robert Bringhurst, m’ont changé et changé mon écriture, notamment mais pas seulement parce que la traduction suppose un enrichissement du champ métaphorique. Sam Hamill – qui était aussi traducteur -disait de la traduction qu’elle était une manière de se trouver en se mettant au service de l’autre. Et c’est vrai. Se trouver, se perdre et se retrouver – changé. C’est peut-être aussi pourquoi aucun de mes livres ne ressemble au précédent. Et puis, entre mon premier recueil et le deuxième, Un miroir au cœur du brasier, j’ai pris conscience qu’il serait bon que mes poèmes puissent exister en d’autres langues. De fait, certains ont bien voyagé. Impasse est un peu à part, ardu à traduire.
GR : Enfin, à vos yeux, que peut encore la poésie aujourd’hui ? Quelle place peut-elle garder ou reconquérir dans un monde saturé de langage et de vitesse ?
AB : La poésie ravaude le langage comme un tissu (texte et textile ont la même étymologie, ce n’est pas un hasard). Force à ralentir, à ressentir les mots – leur sonorité, leur poids, la place qu’ils prennent que ce soit à l’écrit où la forme peut leur laisser l’espace de respirer, ou à l’oral. (La technique de lecture rapide est remarquablement inapplicable à la poésie.) Le langage qui nous est quotidiennement servi est devenu agressif en même temps qu’il se vide de toute substance, à force d’être utilisé. La poésie, qui le vit comme organique et mutant (notamment par la métaphore) est à l’encontre de cette utilisation, non par intention mais par sa nature même. Dans le film Alphaville de Godard, le protagoniste principal fait disjoncter le grand ordinateur qui régit un monde totalitaire où tout est normé et prévu – et qui a donc réponse rationnelle à tout – en lui lisant des pages de Capitale de la douleur d’Éluard que la machine est inapte à recevoir. On a à juste titre fustigé la poésie hermétique, élitiste. Il faudrait néanmoins veiller, je pense, à ce que la poésie actuelle ne se laisse pas séduire et entraîner dans le piège de la réduction et de l’épuisement du langage : elle s’y épuiserait à son tour. Pour autant, aucun domaine ne peut lui être interdit – en atteste la diversité du champ poétique contemporain. Parlant des formes poétiques de son époque, le Chinois Lu Ji disait déjà dans le Wen Fu (IIIe siècle de notre ère) que « toutes combattent l’abrutissement ».
Extrait : Huitième poème du branleur
Du hard encore du hard
pour masquer les hardes
qui masquent si mal
tes caresses inverses
tes escarres d’assis
Premier poème du branleur
Martel en main
commissaire-priseur
Je joue je juge
le joug d’une image
le prix du fantasme
j’adjuge l’orgasme au mépris
des corps morcelés que mon désir docteur
Frankenstein réassemble d’ailleurs
Einstein ou Frankenstein
je fais ce que je veux
martel en tête
martel en queue
Je me mets martel où je veux
(extrait)
Alexis Bernaut en bref…
Né à Paris d’un père américain d’origine soviétique et d’une mère du pays de Retz, Alexis Bernaut est diplômé d’une maîtrise LLCE d’anglais à la Sorbonne Nouvelle (1996-1999). La poésie s’impose à lui comme une révolte et une nécessité, bien qu’il doute alors de la possibilité d’exister en tant que poète contemporain.
Après divers emplois précaires, il s’engage dans la Marine nationale en 2003, où il exerce notamment comme traducteur. De retour à la vie civile en 2009, il commence à publier en revue. En 2012, la maison Rue des Promenades édite son premier recueil, Au matin suspendu, trois suites poétiques inspirées par Paris et ses fantômes, dont une évoque François Reichelt, l’« Icare de la Tour Eiffel ».
Bernaut multiplie ensuite les publications en revues et anthologies — notamment Zone Sensible, Génération Poésie Debout et 101 poèmes et quelques contre le racisme (Temps des Cerises). Son œuvre, nourrie d’influences poétiques internationales, s’enrichit en 2014 de sa rencontre avec le poète américain Sam Hamill (1943-2018), dont il devient l’ami et le traducteur.
Invité au Seoul International Writers Festival en 2016 et à la Biennale internationale des poètes en Val-de-Marne en 2017, il voit sa poésie traduite dans plusieurs langues. En 2021, il prend la direction de la collection de nouvelles Miniatures chez Magellan & Cie.
Poète, traducteur et lecteur public — souvent accompagné du guitariste Benoît Simon —, il a également co-traduit, avec Thomas Chaumont, deux romans de l’écrivain trinidadien Earl Lovelace.
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