31 Oct L’air fou
Dans son troisième recueil, le québécois Jonas Fortier transforme l’air, le temps et le quotidien en matériau sensible. Hommage audacieux à Unica Zürn, exploration lyrique d’instants fugitifs et de rencontres, L’air fou invite à scruter l’invisible, à écouter ce qui passe, à respirer ce qui dure.
Une errance bienvenue
L’air, les jours, le passage : voilà l’armature de ce recueil. Fortier lance sa voix contre l’éphémère et cherche à capter ce qui a trait à l’évanescent. Ce projet poétique, explicitement formulé, est l’un des points d’ancrage du livre.
La première section s’ouvre comme une flânerie : « j’entends les autos dehors / tel est mon horizon / alors que mon destin est d’attendre … », écrit-il. L’attention se pose sur le banal, le matériel — voitures, cœur battant, argent absent — mais s’élève aussitôt vers le sensible. Le poème « Konditorei » fait surgir un automne qui « chemineront ou seront oubliées sur le feu comme ta main », le vent « notre seul chemin sur une cuillère de bois ». Le concret devient métaphore, le quotidien devient poème.
Forme et souffle : liberté et recherche
Fortier ne s’en tient pas à la versification stricte. Des adresses libres, des ruptures rythmiques… Le recueil revendique une « recherche formelle portée par la liberté d’esprit » selon la journaliste Anna-Livia Marchaison. L’hommage à Zürn est significatif : il ne s’agit pas d’imiter mais de prolonger une attitude — l’attention portée à l’invisible, à la frontière entre veille et rêve, à la chute comme possibilité d’envol.
Dans la seconde section, intitulée « Joie aptère », l’image de l’aptère — sans ailes — flotte. Le poète évoque Icare sans voler : « les ailes trouées », comme si la chute avait déjà eu lieu, comme si l’élévation ne passait plus que par le regard et la langue. Cette acceptation de la vulnérabilité — l’air fou, l’air blessé, l’air habité — rend le livre singulier : il ne célèbre pas le vol, il écoute le souffle.
Le «monde-air», la mémoire, la relation
Le recueil ne se refuse pas à l’histoire familiale ni à la mémoire. « À travers / un gouffre je vois soudain / mes deux grands-mères / qui me caressent des yeux… » Ce vers intercale le poème dans la filiation, dans la survivance, dans la douceur qui traverse les générations. Le passé n’y est pas nostalgie mais matière. Le quotidien banal — oiseaux, métro, neige, chalet en Abitibi (dans la description initiale) — devient rituel.
La notion de rencontre est centrale : des musiciens dans la neige, un pic-bois cognant à une vitre, un marchand de légumes sur un marché. Ces micro-événements activent l’air, déclenchent une attention — comme l’écrit Fortier : « C’est un livre de temps; il passe, remonte, et aboutit au milieu d’une clairière de relations ».
Ce qui fonctionne, ce qui reste en suspens
L’écriture de Fortier est dans le glissement subtil. Le choix de l’air comme motif est à la fois ambitieux et juste : invisible mais vital, insaisissable mais toujours présent. Le livre fait de la poésie un souffle prolongé plutôt qu’un cri isolé.
Cependant, le lecteur doit accepter la fragmentation, l’apparente simplicité qui cache souvent des couches de sens. Certains poèmes cherchent peut-être à trop « mettre en forme » l’évanescence. Mais ce choix même est défendable : le risque ici est de donner à l’air les contours qu’il n’a pas — et Fortier, au contraire, préfère que le poème reste suspendu.
L’air fou affirme que la poésie contemporaine peut encore être attentive à l’infiniment petit, à l’éphémère, et qu’elle peut poser des questions sur l’existence sans devoir tout résoudre. Ce recueil rappelle que le poème est un espace de respiration, de suspension, et non toujours un trait d’éclair. Fortier y poursuit ses thèmes chers — errance, rencontre, transfiguration — avec une maturité qui lui permet de glisser vers un récit en filigrane sans perdre sa teneur poétique.
Il s’inscrit dans une démarche minimaliste mais non simpliste, humble mais non effacée, exploratrice mais retenue. Il invite à écouter l’air, à attendre, à reconnaître le moindre souffle. Et à y trouver quelque chose de grande valeur.
Avec L’air fou, Jonas Fortier signe un recueil d’une élégance retenue et d’une liberté assumée. Il ne conquiert pas l’air, il l’habite provisoirement. Le livre n’éclate pas, il diffuse. Et c’est précisément dans cette diffusion que réside sa puissance — une poésie sans spectaculaire, mais avec une vraie ampleur. Un ouvrage à lire lentement, à respirer plutôt qu’à avaler.
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