27 Nov Ukraine, la poésie en guerre
Ukraine, la poésie en guerre
Anthologie dirigée par Volodymyr Tymchuk – Éditions Abstractions
Dirigée par le lieutenant-colonel et poète Volodymyr Tymchuk, l’anthologie Ukraine, la poésie en guerre rassemble cent voix ukrainiennes des cent premiers jours de l’invasion russe. Entre tranchées et exil, occupation et résistance, ces textes témoignent d’une insurrection poétique où l’écriture devient une arme de survie.
Un projet né dans la sidération
Le 24 février 2022, l’armée russe franchit la frontière ukrainienne. Alors que les premières heures de l’offensive plongent le pays dans le chaos, de nombreux poètes se taisent, incapables de mettre des mots sur l’effroi. Volodymyr Tymchuk, officier de carrière et auteur de longue date, leur lance alors un appel : continuer d’écrire.
Ce geste partagé mène, quelques semaines plus tard, à l’organisation d’une Journée mondiale de la poésie dédiée à l’Ukraine, sur fond de lectures filmées et diffusées en ligne. De cette initiative collective naît l’idée d’un livre. L’anthologie, qui vient de paraître en français, rassemble cent poèmes signés par cent auteurs, traduits par plusieurs dizaines de bénévoles mobilisés dès les premiers mois de la guerre.
La force du recueil tient principalement à la diversité des situations dont il est issu. Certains textes sont dictés clandestinement depuis des zones occupées. D’autres sont écrits dans la boue d’une tranchée, entre deux alertes aériennes. D’autres encore viennent de l’exil, où l’écriture devient un moyen de tenir à distance la culpabilité du départ.
Cette mosaïque dessine un paysage où coexistent colère, fragilité, croyance, humour, silence. L’ensemble forme un document rare : un instantané de la résistance ukrainienne, vu depuis l’intérieur.
La langue comme ligne de front
L’un des choix éditoriaux posés par Tymchuk est l’exclusivité de la langue ukrainienne. Deux auteurs avaient soumis un texte en russe : l’un a accepté de le réécrire, l’autre a renoncé à participer. Cette règle n’a rien d’anecdotique dans un pays où le champ culturel fait partie du conflit.
Tymchuk parle de « guerre culturelle » pour désigner la destruction ciblée de lieux, d’institutions et de figures emblématiques. Parmi elles, le baryton Wassyl Slipak, très présent sur les scènes françaises, tué en 2016 sur la ligne de front. Pour l’officier-poète, protéger la langue revient à préserver un espace de pensée que l’agression militaire tente d’effacer.
Au fil de ses prises de parole, Tymchuk insiste sur la nécessité de nommer. Là où le Kremlin entretient un flou sur ses pertes, lui revendique l’inverse : attribuer un nom à chaque vie fauchée, qu’il s’agisse d’un soldat, d’un artiste ou d’un scientifique.
Cette logique irrigue l’anthologie : cent poèmes, cent signatures. Le livre est une archive de visages et de voix, opposée à l’anonymisation de la guerre.
Le soldat-poète
Le parcours de Tymchuk explique en partie la tonalité du livre. Engagé depuis près de trente ans, il a publié de nombreux recueils. En 2024, il obtient le prix Hryhoriy Kochur pour l’une de ses traductions littéraires, confirmant une place singulière à la frontière de l’art et du service militaire.
Lorsqu’il parle de poésie, son discours change de cadence : « Elle dit que l’Ukraine existe et qu’aucun mensonge ne peut l’effacer. » Une conviction qui éclaire l’ensemble du projet : écrire, c’est tenir.
Les textes réunis ne composent pas un message unique. Ils se contredisent parfois, se heurtent souvent. Cette dispersion est assumée : elle reflète la pluralité d’un pays en guerre, traversé de sensibilités très différentes.
Certains poèmes relèvent de l’épure, d’autres de la confession intime, d’autres encore adoptent une forme presque documentaire. Si l’ensemble peut paraître inégal, cette irrégularité fait aussi sa vérité : la guerre ne produit pas une voix, mais une multitude de points de vue irréconciliables.
Un livre comme preuve
L’objet que propose les éditions Abstractions est à la fois un recueil littéraire et un geste mémoriel dont la structure est claire : organiser un lieu où ces voix puissent être entendues hors d’Ukraine, où leur expérience soit traduite sans être aplatie.
Dans une guerre qui s’installe dans la durée et où l’horizon diplomatique demeure incertain, l’anthologie offre un contrechamp précieux à l’usure de l’information continue comme aux discours déconnectés de certains dirigeants. Elle rappelle que l’histoire s’écrit aussi depuis des abris, des routes bombardées, des appartements désertés — dans des mots arrachés au quotidien bouleversé de celles et ceux qui vivent la guerre.
Ukraine, la poésie en guerre s’impose donc comme une forme de résistance tenace, sans grandiloquence : une manière de sauvegarder ce qui pourrait s’effacer. Elle affirme que, même sous les frappes, des voix persistent, et que ces phrases tracées dans l’urgence continuent de compter.
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