Entretien de Laurence Vielle, par Grégory Rateau

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Grégory Rateau, dans cet entretien approfondi, interroge Laurence Vielle sur les origines de sa vocation, sur sa poésie et son important travail de transmission par l’oralité, le dire. Un retour à la source du poème et à la générosité de son partage.

Laurence Vielle est une poétesse et performeuse belge, connue pour sa poésie orale vibrante et immersive. Elle publie de nombreux recueils en Booklegs chez Maelstrom Éditions, conçus pour être lus à voix haute. Elle lit régulièrement ses poèmes à la radio (sous forme de capsules), offrant une expérience sonore unique. Son œuvre explore l’intime, le langage et le lien humain à travers la voix et la performance.

Grégory Rateau : Pour commencer, vous êtes la poétesse qui a le plus publié au format bookleg chez Maelstrom : des livres courts, d’une quarantaine de pages, à prix très abordable (3 euros), pensés pour une poésie en action — des écrits de l’instant, des textes déclamés, où le poète va directement à la rencontre de son public. Pourquoi cette fidélité à cette collection ? Quelle liberté vous offre-t-elle, dans la contrainte de ce format réduit ?

Laurence Vielle : Mes premières éditions se sont faites chez un éditeur qui était le mari de Monique Dorsel, la directrice du Théâtre-Poème qu’elle avait fondé en Belgique. Monique Dorsel a été une femme extraordinaire pour moi, influente sur mon parcours artistique et humain. Son mari, Émile Lanc, dirigeait une maison d’édition appelée L’Ambedui, et c’est lui qui m’a proposé de publier mes premiers textes. J’ai commencé avec un livre intitulé Zébuth ou l’histoire ceinte : Suivi de L’Imparfait, qui a ensuite été réédité par la collection Espace Nord.  Mon premier éditeur est décédé, mais j’ai toujours été attachée à cette idée de fidélité. À cette époque, je n’avais pas de plan éditorial précis, je voulais surtout dire mes poèmes à voix haute et les écrire pour moi-même. Quand David Giannoni a pris le relais, tout s’est fait naturellement. Je me souviens avoir joué à la Maison de la Poésie à Paris, alors dirigée par Claude Guerre, et d’avoir demandé à David d’éditer un recueil des poèmes de ce spectacle. Il m’a proposé un bookleg La récréation du monde. Par la suite, j’ai travaillé avec un chorégraphe à Paris, Jean-Michel Agius, avec qui nous avons marché à pied de Bruxelles à Paris pour en faire un spectacle mêlant danse, théâtre et poésie, performé avec des musiciens, nous avons raconté ce voyage à pied dans un bookleg intitulé Http://www.etatdemarche.net. Ce format de bookleg est très dynamique, immédiat. J’aime cette instantanéité, qui correspond à ma pratique de l’oralité et de la performance. Et puis, je reste attachée aux gens et aux lieux qui m’accompagnent, David est devenu un partenaire essentiel pour moi, un passeur de poésie, un poète, un ami, un relieur, et un complice de travail et d’expérimentation.

GR: Comédienne, vous lisez également, à la radio ou dans des capsules diffusées en ligne, les textes d’autres poètes. D’où vous vient cette passion de « mettre en bouche » les mots des autres ? Comment choisissez-vous les poètes que vous décidez de mettre en lumière ?

« Pendant longtemps, ma passion a été de collectionner des anthologies, de fouiller pour trouver des textes rares et de les dire à voix haute ».

LV : Depuis toute petite, je suis fascinée par la poésie. Je lisais mes poèmes à voix haute, mais surtout j’apprenais ceux des autres, que ce soit Prévert, Paul Éluard, Victor Hugo, Guillevic, Apollinaire, Lafontaine… Très tôt, j’ai suivi des cours de diction et de théâtre, dès l’âge de 10 ans, en Belgique.  Plus tard, ma professeure, Pascale Mathieu m’a initiée à la poésie, à la déclamation et à la découverte de poètes que je ne connaissais pas. Pendant longtemps, ma passion a été de collectionner des anthologies, de fouiller pour trouver des textes rares et de les dire à voix haute. Pendant la pandémie de Covid, j’ai rencontré à la RTBF, la productrice Carine Bratzlavsky, et nous avons lancé les capsules de poésie sur les ondes. La contrainte, c’était de trouver des poèmes courts, de trois minutes, qui touchent, une poésie qui va droit au cœur. J’aime me glisser dans la langue des autres comme comédienne, et travailler avec des écritures pour la scène, comme celles de Gertrude Stein, Laurent Fréchuret ou Valère Novarina. Des écritures limites.  Apprendre ces textes par cœur transforme ma perception du monde. Chaque langue, chaque écriture est une appréhension particulière du monde, rythmique, grammaticale, poétique.

GR: Cela m’amène à votre implication dans la maison d’édition Maelstrom, aux côtés des bénévoles et de son directeur, lui-même poète et libraire, David Giannoni. Que représente pour vous cette aventure collective ?

LV : Je ne suis pas impliquée comme certains bénévoles, je ne tiens pas la librairie, je ne suis pas correctrice, etc… mais j’aime dénicher des poètes et les relier à David.  Par exemple, j’ai accompagné le premier bookleg de Jonathan Carrier, qui a vécu longtemps dans la rue et qui s’est mis à écrire des poèmes fulgurants. Nous partageons aussi une émission de poésie sur RCF avec David et Aurélien Dony, un travail collectif. Nous y faisons entendre les poètes, à chaque émission, un.e vivant.e, et un.e disparu.e, mais aussi les personnes autour de la poésie : organisateur.ices de festivals, éditeur.ices, libraires… Cette amitié, cette famille Maelstrom, est précieuse pour moi. Je reste curieuse de tous les nouveaux poètes édités, même si je ne prends pas le temps de tous les lire. Il y a toujours cette envie de découverte et de partage.

GR : L’oralité fait un retour marqué en poésie, à travers de nombreuses scènes, festivals et plateformes numériques. Le fait de lire vous-même vos textes influence-t-il votre manière de les écrire ?

« Aujourd’hui, l’oralité apporte une dimension vibratoire et profondément humaine à la poésie ».

LV : Oui, j’écris toujours avec l’oreille. Depuis presque quarante ans, j’écris avec l’oreille, en écoutant les mots, leur rythme et leur musicalité.  L’écriture surgit souvent quand je marche. La marche enclenche des mots, des rythmes, des phrases liées à ce que mon corps traverse, entend… Souvent, l’oralité précède l’écriture, ensuite l’écriture transforme l’oralité, qui sera à son tour enrichie par la performance à voix haute. La poésie pour moi est devenue un mode d’être. J’ai pensé à d’autres métiers : médecin, facteur ou mathématicienne, j’ai toujours aimé les chiffres, compter, analyser, mais la poésie a été mon fil. Aujourd’hui, l’oralité apporte une dimension vibratoire et profondément humaine à la poésie.

GR : Dans votre recueil à paraître prochainement, Dans mon pays, aux Éditions La Petite Pierre, vous écrivez : dans mon pays il y a toujours une étoile qui montre le chemin elle est là c’est comme ça si tu croises un sanglier ne bouge pas Diriez-vous que vous habitez la poésie — ou que c’est elle qui vous habite — et qu’elle vous guide dans une patrie sans frontières, ouverte à tous les possibles ? À quel moment s’est-elle imposée à vous ?

LV : Cette phrase avec le sanglier me fait sourire, je ne m’en souvenais plus. Suivre une étoile qui nous guide et rester immobile devant un sanglier, c’est comme si j’avais écrit que nous avons une protection au-dessus de nous, quoi qu’il arrive. La poésie m’a souvent sauvée, par exemple lors d’un moment difficile avec mes filles ou tout simplement, dans ce temps sombre que nous traversons. L’écriture d’un poème et surtout, le dire, l’oralité, me remettent en mouvement, je respire. Dire le poème est cette étoile qui guide et soutient.

GR : Dans Les vies de Jésus, on découvre avec humour un Jésus humain, trop humain. À travers cette figure sacralisée, vous parlez de notre monde, de ses tourments, de son quotidien. Un Jésus proche de chacun. Est-ce ainsi que vous le percevez, comme une présence familière, à taille humaine ?

« Un jour, j'ai rencontré un chauffeur de taxi nommé Jésus, qui conduisait mal, j’ai écrit une courte histoire ensuite ».

LV : Oui, c’est un drôle de mélange. Je m’inspire beaucoup de ce que je vois. Un jour, j’ai rencontré un chauffeur de taxi nommé Jésus, qui conduisait mal, j’ai écrit une courte histoire ensuite : lorsque je captais une situation qui me touchait, je remplaçais le nom de la personne par « jésus » et c’est devenu pour un temps un moteur d’écriture pour raconter la vie, le monde, les interactions humaines. Jésus c’est tout le monde, c’est peut-être aussi le geste du poète, le plus-que-présent.

GR : Dans un texte inédit que vous m’avez confié, Quand les enfants dormaient, vous reprenez une figure qui semble vous être chère : l’anaphore. Cette répétition rythmique structure vos poèmes et rappelle les paroles d’une musique, très présente dans votre manière d’aborder la poésie. Je me trompe ?

LV : L’anaphore et la répétition rythmique viennent peut-être de mon immersion dans la musique depuis l’enfance. J’aime partager la scène avec des musiciens, comme Vincent Granger, un ami de longue date. Nous créons des dialogues entre musique et poésie, explorant la voix, le rythme et le souffle. La répétition est une façon de creuser, de revenir sur des mots et des sonorités, parfois comme une transe.  

GR : Vous avez beaucoup publié. Auriez-vous un secret, une habitude d’écriture à partager avec celles et ceux qui rêvent d’écrire et de publier leurs poèmes ?

LV : Un conseil ? Guetter les phrases qui nous traversent. Avoir un carnet ou un enregistreur à portée de main, pour capter ces phrases, ces idées. Ce sont elles qui deviennent des moteurs pour écrire. Je n’ai pas de discipline stricte, pas d’horaires, mais je marche beaucoup : la marche crée un espace de porosité avec le monde et stimule l’écriture. Participer à des ateliers d’écriture, des scènes ouvertes, se confronter aux autres est aussi essentiel. On se nourrit des autres, on est contaminé par leur écriture, et c’est précieux. Écrire, c’est être un être de désir avant tout.

Extrait inédit : Dans mon pays

c’est fantastique
des esprits volent
on attend
que le cours du rio
monte ou descende
on attend
en cherchant dans le lit asséché
les pierres au même visage fissuré
que le tien
quand il pleut c’est une goutte une seule
et la roue tourne et tourne
et la roue distribue l’eau
dans tous les coins perdus de ma propriété

dans mon pays
on arrache les plumes des jote   
tapis dans la nuit
on les colle aux omoplates
depuis le sommet
on essaye l’envol

dans mon pays
il y a toujours une étoile
qui montre le chemin
elle est là c’est comme ça
si tu croises un sanglier
ne bouge pas

dans mon pays
un arbre seul
ressemble à une femme seule
quand on s’approche
un crapaud se jette à l’eau

dans mon pays
on perd ce qu’on dit
on le perd aussi vite que la nuit
la nuit tombe vite
le jour se lève tôt 
les oiseaux tombent du ciel
les arbres aboient
les crapauds chantent
les poissons se taisent

(extrait)

Laurence Vielle en bref…

Poétesse et comédienne bruxelloise, Laurence Vielle fait de l’oralité un art vivant : une poésie qui s’écrit pour être dite, partagée et entendue.

Figure majeure de la scène francophone, Laurence Vielle (Bruxelles, 1968) revendique une poésie « à dire », rythmée et incarnée. Elle a été Poétesse nationale de Belgique en 2016, signant une série de textes publics — dont « Traversée » — qui ont consolidé sa place dans l’espace civique et culturel. Elle publie régulièrement dans la collection Bookleg de maelstrÖm reEvolution, format pensé pour la lecture à voix haute et la circulation des poèmes. Sa pratique traverse radios et scènes : on l’entend notamment sur les ondes de la RTBF, où sa lecture met la langue en mouvement. Récompensée pour son livre-CD Ouf ! (Grand Prix de l’Académie Charles Cros), Vielle explore inlassablement le lien entre voix, récit collectif et attention à l’autre — une poésie en action, au présent.

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