Quand les ombres se détachent du mur

Photo : © Héloïse Faure
Quand les ombres se détachent du mur
Francesco Giusti – Préface de Giogio Agamben – Éditions du Canoë

La parole dormit
toute la nuit. Envolée du sommeil, elle sonna
le son du sistre céleste,
une feuille tournoya vers le pré. Silence,
elle voyagea vers les abîmes, donna
répit au noyé.

Trajectoire

Publié aux Éditions du Canoë, Quand les ombres se détachent du mur introduit pour la première fois en France la voix singulière du poète vénitien Francesco Giusti (1952-2024). Un livre bilingue, nourri d’allers-retours vertigineux entre italien et vénitien, traduit avec précision et postfacé par Mauro Bianchi. Ultime œuvre publiée du vivant de Giusti, le recueil apparaît aujourd’hui comme une méditation profonde sur la langue, la mémoire et l’effacement — un lieu où l’ombre devient matière poétique.

Un poète entre deux rives

Figure importante d’une génération post-zanzottienne écrivant à la fois en italien et en dialecte vénitien, Giusti a fait de ce double ancrage un geste constitutif de son écriture.

L’édition française reprend ce principe : page de gauche, la version originale — tantôt en vénitien, tantôt en italien — ; page de droite, la traduction française. Ce dispositif donne à voir ce que Giusti n’a cessé d’interroger : la poésie comme espace blanc entre les langues, là où se forme une parole qui ne se satisfait d’aucune demeure unique.

Une matière mouvante, entre mémoire et disparition

Les poèmes, souvent structurés par un vers long, ample, presque débordant, sont gouvernés par un principe de mémoire. La saison, le temps perdu, la persistance des traces — tout ramène à ce qui demeure quand les formes visibles s’effritent. « Ombres », rappelle le titre : non pas un motif décoratif, mais une figure matricielle. Elles sont les simulacres d’un passé qui continue d’agir dans le présent de la langue.

L’écriture de Giusti reste exigeante, parfois hermétique. Syntaxe défaite, accumulations d’adjectifs, enchevêtrement des incises : l’italien comme le vénitien y semblent poussés à leurs limites, comme s’il s’agissait de contraindre la langue à dire ce qu’elle ne peut pas dire. Cette tension structure l’ensemble du livre. Le langage y apparaît « renversé », soumis à une logique de catastrofè : non un effondrement, mais un déplacement, un mouvement.

Une des forces du livre réside dans sa capacité à faire vibrer l’inquiétude sans jamais céder à l’emphase. Le poète n’assène pas : il déplie. Il écoute. À travers « le grand tambourinement de doigts sur les dalles » ou « l’afflux oblique d’eau et de noir », il rend sensible ce qui se défait. La ville de Venise — jamais nommée mais omniprésente par ses bruits, sa pluie, ses éclats de lagune — devient un espace de résistance fragile, assiégé par la disparition comme par le quotidien.

Si certains passages exigent une attention soutenue, d’autres offrent des instants de clarté saisissante, où la phrase se dilate puis se pose, limpide. Cette alternance donne au recueil son souffle, son rythme — une poésie qui cherche l’équilibre entre opacité et illumination.

Un héritage en mouvement

La traduction de Mauro Bianchi, précise et attentive, restitue la tension propre à Giusti : conserver l’énergie de l’original sans l’aplatir, traduire sans figer. Elle permet de suivre le geste singulier d’un poète qui, rarement, traduisait ses textes du vénitien à l’italien — ou l’inverse — pour interroger ce que la langue perd, gagne, transforme.

Dans sa préface, Agamben écrit que cette poésie s’adresse à « l’homme immémorialement disparu et cependant sans cesse à-venir ». Une formule qui évoque autant la fragilité de notre époque que la puissance de la voix de Giusti, tendue vers ce qui subsiste lorsque tout vacille.

La publication de ce volume en France, quelques mois après la mort du poète, a la force d’une apparition tardive.

Quand les ombres se détachent du mur n’est pas un livre d’initiation à la poésie italienne contemporaine : c’est un livre d’immersion. On y entre comme dans une pièce obscure où chaque pas révèle un éclat. Une poésie qui persiste, qui appelle, qui revient — comme une ombre qui ne se sépare jamais tout à fait du mur.

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