02 Déc Ce que les femmes font à la poésie
Ce que les femmes font à la poésie
Collectif, dir. par Fabrice Thummerel : Liliane Giraudon – Katia Bouchoueva – Elsa Boyer – Séverine Daucourt — Aurélie Foglia – Hortense Gauthier – Laure Gauthier – A.C. Hello – Sophie Loizeau – Virginie Poitrasson – Marina Skalova – Maud Thiria – Véronique Vassiliou – Isabelle Zribi – Éditions Lanskine
#MeToo nécessaire dans le milieu poétique ? C’est compliqué. Je ne sais pas. Balance ton poète ? ça peut faire rire ou frémir les désignés. Mais je déteste le verbe « balancer » et je n’aime pas « les balances », qui, dans la langue des voyous désignent ceux qui trahissent en se mettant justement du côté de la police, du pouvoir dominant.
Rendez-vous
Vendredi 5 décembre
19 h 30
L'Ours et la Vieille Grille
9 Rue Larrey, 75005 Paris
Entrée : libre
Samedi 17 janvier
19 h
Maison de la Poésie de Paris
157 Rue Saint-Martin, 75003 Paris
Entrée : 10 € – Adhérent 5 €
Strophe.fr a rencontré Fabrice Thumerel pour évoquer un ouvrage né d’un vers fulgurant de Liliane Giraudon et devenu l’une des interrogations majeures de la poésie contemporaine : que font aujourd’hui les femmes à la poésie ?
Un vers de Liliane Giraudon comme déclencheur
Tout commence avec Polyphonie Penthésilée de Liliane Giraudon :
« Ce que les femmes font à la poésie / pourrait se renverser / en ce qu’il est advenu d’elles »
De ce renversement, Fabrice Thumerel tire trois questions directes : aujourd’hui, que font les femmes à la poésie ? Faut-il un « #MeToo de la poésie » ? À quoi pourrait ressembler cette « langue introuvable » qui serait celle des femmes et dont parle Giraudon ?
Universitaire, cofondateur de Libr-critique.com et membre de la commission Poésie du CNL, il réunit autour de ces enjeux quatorze autrices – Liliane Giraudon, Katia Bouchoueva, Elsa Boyer, Séverine Daucourt, Aurélie Foglia, Laure et Hortense Gauthier, A. C. Hello, Sophie Loizeau, Virginie Poitrasson, Marina Skalova, Maud Thiria, Véronique Vassiliou et Isabelle Zribi –, chacune accompagnée d’un inédit.
De la Maison de la Poésie au livre
L’origine du projet tient d’abord à un geste de programmateur. En organisant des soirées à la Maison de la Poésie, Thumerel finit par constater qu’il invite surtout des femmes. Non par calcul, mais parce que ce sont leurs textes qui le frappent.
Il décide alors de prendre acte de ce fait : plutôt que postuler une « poésie féminine », il regarde ce qui se passe dans ce qu’il nomme le « champ de création restreinte », cette zone expérimentale de la poésie contemporaine où l’on travaille la langue, les formes, les dispositifs scéniques. Les premiers entretiens sont publiés en ligne, puis entièrement retravaillés pour le livre : réécriture des réponses, coupes, remplacement des inédits. De la fluidité du web, on passe à un objet pensé pour durer.
Giraudon et la critique des dominations inversées
Au centre du volume, la lecture de Liliane Giraudon fait figure de matrice. Polyphonie Penthésilée revisite le mythe des Amazones, mais refuse de s’en tenir à une simple revanche : l’inversion de la domination masculine n’est, pour Giraudon comme pour Thumerel, qu’une autre forme de pouvoir.
Le critique insiste sur l’esthétique de l’« impur » à l’œuvre chez la poète : langue « pourrie », syntaxe trouée, voix arachnéenne qui capture la langue dominante pour la recracher en « contre-langue ». De là naît sa troisième question aux autrices : comment inventer une langue qui ne se contente pas d’ajuster le lexique, mais dérègle en profondeur les évidences grammaticales et symboliques ?
Ce que les femmes font à la langue
Les réponses montrent que la langue est le premier champ de bataille. Sophie Loizeau invente le pronom neutre « al » / « als » et Aurélie Foglia « On.e » pour déloger le masculin de sa position de pseudo-neutre. Quant à Katia Bouchoueva et Marina Skalova, toutes deux nées à Moscou, elles évoluent entre deux langues et deux cultures.
Si Laure Gauthier et A. C. Hello déplacent la poésie vers la voix, la musique, l’audiovisuel, Véronique Vassiliou, elle, choisit une autre pratique transartistique et transgénérique, n’hésitant pas à mêler écriture, art, cuisine, ou encore botanique. Et Hortense Gauthier investit la performance et l’« art-action », où le corps appareillé devient lui-même support d’écriture – le corps réel se différenciant du corps matériel. Du corps, il en est du reste beaucoup question dans l’œuvre des autrices : corps-paysage (Maud Thiria), corps qui jouit (Sophie Loizeau) ou qui vieillit (Séverine Daucourt)…
Loin d’une supposée poésie « horizontale » assignée aux femmes (la position de surplomb étant, pour Giraudon, réservée aux mâles poètes-à-majuscules) – sentimentalité, contes, romances –, ces autrices se situent dans une zone de tension entre violence faite à la langue et critique des violences sociales. Elles dynamitent l’image de la poétesse naïve par la parodie, le montage, le sabotage stylistique. Et ce faisant renouvellent le lyrisme ; rien d’étonnant, donc, à ce qu’Aurélie Foglia invente l’appellation de « lirisme ».
Signalons enfin que les pratiques des poétesses peuvent aussi être conformes à l’espace des possibles actuel. Il en va ainsi, par exemple, des montages critiques d’Elsa Boyer dans Laminaire (Zoème, 2024) et d’Isabelle Zribi dans Il faut bien mourir de quelque chose (Rehauts, 2024), qui passent à la moulinette critique un certain nombre d’idées reçues propres à notre drôle d’époque, et notamment dans les discours politiques et médiatiques. Par ailleurs, dans Tantôt, tantôt, tantôt (Seuil, 2023), Virginie Poitrasson crée un Objet Poétique Complexe (OPC) dans lequel la ritournelle conjure nos effrois, nos monstres et nos catastrophes.
#MeToo, chantages et angles morts
La deuxième question – un « #MeToo de la poésie » est-il nécessaire ? – s’impose au vu des divers témoignages reçus au gré des rencontres : chantages, harcèlement, agressions au sein des maisons, des revues, de l’université.
Le livre ne nomme personne. Certaines autrices refusent de participer, d’autres demandent à disparaître de la version papier. Thumerel assume ces aléas : Ce que les femmes font à la poésie n’est pas un registre des violences, mais un point de vue situé sur un « petit coin » du champ.
Reste l’essentiel : les rapports de domination masculine continuent de structurer la poésie contemporaine, même dans ses zones les plus avant-gardistes. En les rendant dicibles, certaines des poétesses réunies forcent le milieu à se repenser – et c’est aussi en ce sens qu’elles « font quelque chose » à la poésie.
Une autre histoire des anthologies
L’anthologie dirigée par Thumerel s’inscrit dans une généalogie féminine : 29 femmes de Giraudon et Deluy (1994), Lettres aux jeunes poétesses (2021), Madame tout le monde (2022), mais aussi les grandes fresques mixtes où la part des femmes augmente sans atteindre la parité.
En sociologue, Thumerel rappelle que toute anthologie est aussi un instrument stratégique : on y place des auteurs maison, on y occupe le terrain dans un espace saturé de collections mais pauvre en lecteurs. Dans ce contexte, son livre renonce à l’exhaustivité pour revendiquer un échantillon assumé, construit : il s’agit d’ouvrir des pistes plus que de fermer le dossier.
Une autre histoire des anthologies
En dernière analyse, Ce que les femmes font à la poésie est moins une galerie de portraits qu’un dispositif d’enquête. Trois questions reviennent, les réponses se contredisent, se complètent, dessinent une cartographie mouvante.
Le livre prolonge les travaux de Thumerel sur la sociologie de la littérature : il articule lectures de textes, analyse des formes et observation des trajectoires, en refusant de séparer poétique et politique.
Ce volume n’est pas un aboutissement, mais une pièce dans un chantier plus vaste : celui d’une histoire critique des voix féminines qui, en s’attaquant à la grammaire du monde, font bouger bien plus que quelques lignes de vers.
loizeausophie1@gmail.com
Publié à 08:57h, 03 décembreMerci, Jean Bourgoin et Strophe fr. Pour ce retour !
Bien cordialement