05 Déc Jacques Roubaud : l’éclat d’un poète mathématicien s’éteint
Le 5 décembre, jour de ses 92 ans, Jacques Roubaud, figure majeure de la poésie contemporaine et membre emblématique de l’Oulipo, s’est éteint. Poète, mathématicien, traducteur et penseur, il laisse derrière lui une œuvre unique, à la croisée des nombres et des mots, où sentiment et raison se rencontrent dans une harmonie rare.
Une vie entre Mémoire et Nombre
Né le 5 décembre 1932 à Caluire (Rhône), Jacques Roubaud grandit dans une famille d’enseignants engagés, marquée par l’héritage intellectuel et résistant. Après une jeunesse où il tâtonne dans le surréalisme, il s’éloigne de la poésie pour se consacrer aux mathématiques, qu’il enseignera à l’université de Rennes puis à Paris-Nanterre. Pourtant, il revient à l’écriture poétique dans les années 1960, adoptant un style qui mêle rigueur mathématique et exploration formelle.
Pour Roubaud, « la poésie résulte de la rencontre entre sentiment et raison, entre Mémoire et Nombre. » Ce credo irrigue une œuvre où les formes classiques, comme le sonnet, croisent des inventions inédites comme le « trident » – trois vers plus ramassés encore qu’un haïku – ou le « baobab », conçu pour être lu par trois voix.
L’esprit oulipien : rigueur et fantaisie
En 1967, il est coopté par Raymond Queneau au sein de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), collectif explorant les potentialités littéraires des contraintes formelles. Là, il côtoie Georges Perec et Hervé Le Tellier, partageant une vision où la contrainte libère la créativité. Sa poésie, ludique et érudite, puise dans les structures mathématiques pour réinventer les formes : permutations, rythmes et symétries deviennent autant de leviers poétiques.
Jacques Roubaud revendiquait un travail poétique savant mais accessible. Ses vers, souvent brefs et incisifs, font entendre une musique claire où la pensée se reflète dans l’émotion. Sa maîtrise des formes médiévales, comme celles des troubadours, témoigne de son ancrage dans une tradition qu’il renouvelait sans cesse.
Face à la disparition, une poésie de mémoire
Au cœur de l’œuvre de Roubaud se trouve une méditation poignante sur la mémoire et la perte. Le suicide de son frère, évoqué dans Peut-être ou La nuit de dimanche, et la mort de sa femme, la photographe Alix Cléo Roubaud, inspirent ses textes les plus intimes, notamment Quelque chose noir (1986). Pour lui, « la mémoire devient conjuration et la versification, rempart contre l’oubli ».
Son travail sur le sonnet, auquel il consacre une thèse sous la direction d’Yves Bonnefoy, incarne cette tension entre réflexion et émotion : inscrire le fugace dans une forme pérenne.
Une œuvre polymorphe
Poète prolifique, Jacques Roubaud était aussi romancier (La Belle Hortense), essayiste (La Vieillesse d’Alexandre), traducteur (Lewis Carroll) et conteur pour enfants. Il explorait avec la même curiosité les formes brèves et les récits au long cours, tels Le Grand Incendie de Londres, où il mêle souvenirs, fiction et méditations littéraires.
En 2021, il reçoit le Goncourt de la poésie pour l’ensemble de son œuvre, consacrant une carrière où l’exigence formelle se conjugue avec une inventivité ludique.
L’héritage d’un compositeur des mots et des nombres
Jacques Roubaud définissait la poésie comme destinée « à la fois à l’œil et à l’oreille ». Cet équilibre, entre précision et musicalité, fait de son œuvre un trésor de la littérature contemporaine. À travers ses inventions formelles, il a repoussé les limites du langage, démontrant que les mots, comme les nombres, peuvent engendrer des mondes.
En hommage à son esprit unique, l’écrivain Hervé Le Tellier, également membre de l’Oulipo, a tweeté : « Jacques Roubaud est désormais excusé à ses réunions pour cause de décès. » Une formule teintée de l’humour oulipien qui résume à merveille l’élégance et la singularité de cet immense poète.
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