Voix aimées, oreilles amies : soufflez sur l’orage

par Margot Ferrera 

Un édito en forme de cœur, dessiné sur la paume des participant·es aux scènes ouvertes poétiques qui s’épanouissent un peu partout en France, et à leurs fomentateur·ices. Est ici déposé un bouquet de saison, mal fagoté et émotif, cueilli récemment sur le bord de ces soirs humides de rencontres et de retrouvailles, plus que nécessaires.

Le lilas sue fort ces jours-ci, enveloppe nos soirées de plus en plus roses, douceâtres et fébriles. La poitrine se soulève d’une drôle d’envie de pleurer, de s’étreindre ou de botter des arrière-trains, de dormir jusqu’à l’été peut-être. Les semaines sont rugueuses, saturées. Leur texture et leur poids changent pourtant sensiblement quand on a une soirée de poésie – lecture, scène ouverte, qu’importe le flacon ! – prévue dans quelques temps. On a noté la date, on y connaît un·e copain·e qui y lit ou on y va à la joyeuse aveuglette. On y a invité des ami·es, cellui qui occupe nos pensées, ou bien on s’y rend seul·e pour se faire une idée et s’inscrire une prochaine fois. Parfois, c’est un retour au bercail, un soleil griffonné dans un agenda depuis longtemps, une sûreté dans un cours incertain, qu’on vienne lire quelque chose ou non. Un rendez-vous pris avec des inconnu·es devenu·es des personnes qu’on aime, dont on cherche la voix pour se repérer, pour remplir sa poitrine d’échos.

Depuis sept ans, avec Héloïse Brezillon, ma comparse artiste-chercheuse et notre collectif Mange tes mots, nous avons la chance de pouvoir vivre ces moments de ressource poétique et collective aux côtés de nombreux écrivant·es dans le quartier de Ménilmontant à Paris, au Lou Pascalou. Nous appelons cette scène ouverte “cabaret littéraire”, un parcours d’écoute et un fil de voix y étant tracés entre chaque performance, afin de créer un récit commun, composite. Elle possède une “magie chaotique” pour citer la chanteuse Arlo Parks dans la note introductive de son recueil, The Magic Border. Elle côtoie de près, comme pour d’autres scènes, un premier moment d’atelier qui permet d’installer ensemble et dans un temps plus calme, à un autre endroit d’écoute, cette création circulatoire. Les scènes ont souvent ce petit air de feuilleton, où notre histoire du soir continue de mois en mois.

Grâce aux organisateur·ices d’événements poétiques et à un public très fidèle, la parole peut vibrer en bien des lieux, naître pour certain·es ou reprendre son cours pour d’autres : elle dépose de la matière hautement précieuse pour les présent·es, mais aussi pour nos absent·es, les silencié·es et les morts·es à qui les liseurs et liseuses rendent grâce lors de ces événements. On peut suivre Audrey Couppé de Kermadec, dans son incantatoire Prier dans l’intestin du monde, et avec ellui “prêter serment à nos ancestralités et à nos futurités” au cours de ces nuits de poésie. En résonance, à la lecture de L’odeur des pierres mouillées de Léa Rivière, on entend l’autrice et danseuse faire bruisser la voix d’un choeur wittigien, chargée de vitalité blessée et de mémoire jouissante, venu nous dire que “les histoires et le monde c’est la même chose, ou que histoires est synonyme de relations et que c’est la matière du monde.”

Organiser des scènes de poésie est une mâche constante de cette matière, à la trame tendue et au bord de la déchirure. Notre métier est toujours en équilibre entre créer, donner l’envie de dire à celleux qui s’en sont trop longtemps privé·es, valoriser nos récits en gardant pied dans nos engagements intimes et politiques, vivre le plus décemment possible de l’écriture et de la médiation, en serrant les dents face à une actualité extrêmement brutale. Quelles possibilités pour tenir, et continuer à trouver du sens à ces soirées ? Au Sample de Bagnolet en avril, auprès de nos complices de la Revue Foehn, du Poetry Club et de PG, Ludovic Bussetti, avec son ample cuir et son grand cœur dessous, interpelait la foule venue lire sur scène et recevoir les textes, dans le cadre bien particulier de cette friche industrielle réinvestie. Alors que partout, “ça crève”, les mots peuvent-ils toujours agir concrètement, protéger ou soigner, quand ceux-là même, entre les mains des oppresseurs, peuvent rouvrir nos blessures et nous mettre au tapis ? 

L’épuisement et avec lui la terreur nous gagnent peu à peu, au sein de ce printemps déjà trop chaud. Alors revenons autant que nous en avons besoin dans ces espaces où faire notre miel, reprendre des forces. On va répliquer. La poétesse Karine Baudot, après de longues années d’orage, posait les termes lors d’une de nos récentes scènes au Grand Cordel de Rennes, avec émotion : à nous d’“inventer une langue pour décapiter la peur.” Je pense aussi à T3M, recueil-talisman de ma partenaire, Héloïse Brezillon, paru aux Editions du Commun, pensé comme un récit sensoriel aux multiples entrées, rêvant à une machine permettant de cartographier sa propre mémoire pour en débusquer les traumas, et les distancer. Ce travail d’exploration peut par exemple trouver ses prémices pendant une scène ouverte, laboratoire de l’écriture oeuvrant pour la clarté – la nôtre et celle de nos camarades – et ce dernier “est essentiel non pas pour se développer personnellement mais pour comprendre la violence, la combattre à la racine et collectivement la détruire.”

Se retrouver et frotter nos écritures ensemble crée, de micros ouverts en performances et lectures diverses, cet outil pour mater ce qui nous musèle. Ces réunions de familles, poétiques et choisies, nous permet de regonfler le torse et de prendre soin de nos “moi persistant[s]”, tenaces et résilients ; ici je cite le frère-jardin Pierre Gondran dit Remoux, venu lire pour la première fois à Mange tes mots en avril avec son complice feu-follet Jahz Armando. Nous avancerons plus confiant·es avec toute notre fragilité et nos possibles en poche, après avoir pris ensemble désir et courage. Au début de mon premier recueil, Rousson-des-Brocards, à travers une voix tordue et cherchant guérison, j’écrivais me sentir “seul fruit sur l’arbre de [mon] hiver.” Les scènes ouvertes m’ont permis, ainsi qu’à mes camarades, de confirmer, soir après soir, que nos saisons peuvent s’apercevoir d’un arbre à l’autre, se rencontrer à toute étape de nos floraisons ou de nos sommeils. Cette fête poétique qui bat du mieux qu’elle peut dans ces espaces de partage accroche en continu des lumières à nos branches.

Photo : © Dorothée Sarah

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Rousson-des-Brocards
Éditions Les Petites Ombres

Margot Ferrera

Margot Ferrera est poétesse et co-anime plusieurs événements valorisant la création littéraire contemporaine sous sa persona, Galatée, tels que Mange tes mots (créé en 2018 avec Héloïse Brezillon) et le Bordel de la Poésie. Hosting, ateliers d’écriture, enregistrement de podcast… tout lui plait. Elle prête sa voix à plusieurs projets sonores, notamment avec la musicienne Judith Bruneau. Elle publie ses textes en revue, en France (Jupiter, Hurle-Vent, Raconte-Tard, Cahot et le Boeuf Monstre, heureuse soit-elle) et au Québec (Lieu Commun, les Editions du Drame). Son premier recueil de poèmes, Rousson-des-Brocards, est paru aux éditions les petites ombres, illustré par la dessinatrice Bobi+Bobi. 

À propos de Rousson-des-Brocards

Comment parler du deuil sans tomber dans l’emphase ? Comment dire la perte d’un enfant sans l’enfermer dans des mots trop lourds ? Margot Ferrera relève ce défi dans Rousson-des-Brocards en choisissant une voie inattendue : celle d’un animal. Pas un symbole, pas une fable, mais une hase (femelle du lièvre) qui traverse le deuil avec ses nerfs, ses muscles, son instinct.

Le livre suit cette hase qui a perdu ses petits dans un feu de broussailles. Elle court, elle cherche, elle n’oublie rien. Elle avance, creuse le sol, revient sur ses traces. Ce n’est pas une allégorie. C’est une façon de dire la douleur quand le langage humain ne suffit plus. Un deuil qui se vit dans le corps, dans la fuite, dans la sensualité aussi 

Margot Ferrera écrit une langue dense, charnelle, mais jamais précieuse. Elle invente un rythme, une respiration. Le texte parle bas, court vite, frappe juste. Il évite les grands discours, et c’est là sa force. Il faut lire ce livre pour sentir ce que les mots seuls disent rarement : la manière dont on survit. Et parfois, doucement, on recommence à vivre.

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