João Viegas : “Traduire, c’est ouvrir 2 fenêtres sur le monde”

Photo : © DR

Avocat au barreau de Paris et passeur passionné entre le portugais et le français, João Viegas est lauréat du prix Alain Bosquet 2025 pour sa traduction de Division de la joie, recueil incandescent de la poète portugaise Raquel Nobre Guerra, publié en édition bilingue aux Carnets du Dessert de Lune. De son enfance entre deux langues à sa conception très physique du « vrai » geste traducteur, portrait d’un artisan qui revendique la fidélité au résultat, plus qu’au mot à mot.

« On traduit la langue du client pour le juge… et la langue du juge pour le client. » La formule, qu’on croirait tirée d’un manuel de rhétorique judiciaire, résume la vision de João Viegas : le métier d’avocat n’est pas si éloigné de la traduction. Chez lui, la passerelle est intime : né en France, scolarisé ensuite au lycée français de Lisbonne, il grandit littéralement entre deux idiomes. « Un privilège sans mérite », précise-t-il, mais un privilège fécond : très tôt, traduire devient gymnastique, hygiène, manière de lire « jusqu’au bout ».

Cette exigence a trouvé un terrain à sa mesure avec Division de la joie de Raquel Nobre Guerra (Divisão da alegria), couronné par le prix Alain Bosquet 2025.

Le contraire du mot à mot

Traduire la poésie, « c’est l’exercice de tous les périls ». Viegas revendique une fidélité au texte — à sa pulsation, ses résonances, sa syntaxe d’affects — plutôt qu’aux unités lexicales. Il aime rapporter cette anecdote d’interprète : incapable de rendre un calembour grec au Parlement européen, celui-ci demanda aux députés… de rire. « Il a traduit le fait », sourit Viegas. En poésie, la cible n’est pas la lettre mais l’effet : l’élan, la charge sonore, l’empreinte rythmique qui doit frapper le lecteur d’arrivée.

Cette idée s’ancre chez lui dans une pratique : recopier, réécouter, relire. « La traduction est une lecture radicale. » Il s’autorise donc des déplacements — jamais gratuits — pour retrouver « la phraséologie » d’accueil : une voix française capable de porter l’intensité de Nobre Guerra sans la travestir. À ses yeux, un « grand » traducteur est d’abord un écrivain de la langue d’arrivée. Il ne s’agit pas d’écrire à la place de, mais d’écrire pour l’œuvre.

De Pessoa à Nobre Guerra : l’oreille de l’autre

Chez Fernando Pessoa, l’histoire française a d’ailleurs été façonnée par un choix de traduction : Livro do Desassossego est devenu Le Livre de l’intranquillité (trad. Françoise Laye), un titre aujourd’hui indissociable de sa réception en France. C’est un rappel, dit Viegas, qu’une traduction produit une histoire autonome dans la langue d’arrivée. Elle n’est ni « bien » ni « mal » en soi : elle ouvre un trajet de lecture.

Avec Division de la joie, l’enjeu était d’autant plus fin que la poète portugaise travaille une diction à la fois métaphysique et terrienne, traversée de partages, d’éclats, de pertes — une joie « divisée », donc problématique. La traduction de Viegas s’emploie à faire entendre cette battue paradoxale : préserver la netteté des images tout en maintenant une respiration qui ne soit ni prosaïsante ni empesée. C’est ce travail de tension — de « résultat », pour reprendre son mot — que consacre le prix Alain-Bosquet.

Une éthique du « service »

Viegas se place volontiers « au service » des textes. Il aime l’ombre et récuse toute « vanité d’auteur ». Traduire suppose d’accepter l’écart irréductible entre original et version ; de choisir, parfois contre l’évidence, la solution qui restituera le mouvement d’origine. Il parle de « transposition » comme un musicien : on ne joue pas Bach de la même manière au piano, à la guitare ou à la clarinette — mais on joue Bach si l’œuvre circule, reconnaissable, dans un autre timbre.

Cette métaphore musicale guide son rapport aux rimes, aux mètres, aux dissonances : mieux vaut s’éloigner formellement lorsqu’une reproduction servile détruit l’oreille du poème en français. Le but : que « ça sonne » juste.

Le traducteur, figure de responsabilité

Parce qu’elle « installe » durablement un auteur dans une autre langue, la traduction engage une responsabilité lourde. Viegas cite volontiers des passeurs qui ont façonné notre bibliothèque lusophone : Michel Chandeigne, éditeur-traducteur, et le poète Max de Carvalho, maître d’œuvre d’une vaste anthologie de la poésie portugaise. Il salue aussi le travail de confrères comme Mathieu Dosse, artisan du portugais du Brésil. Autant de jalons qui dessinent une cartographie française des lettres lusophones.

Le Bosquet 2025 n’arrive pas en terrain vierge : en 2024, João Viegas a reçu (avec l’autrice) le prix Laure-Bataillon pour La Grosse d’Isabela Figueiredo (Chandeigne), autre reconnaissance majeure du travail de traduction en France. Sa notice biographique rappelle son double ancrage en droit et en philosophie, ainsi qu’un long compagnonnage avec les lettres portugaises.

Avec ou sans l’auteur ?

Contrairement au roman contemporain, où l’échange avec l’écrivain peut lever des ambiguïtés, la poésie se prête peu au « décorticage ». Division de la joie n’a pas donné lieu à un dialogue nourri en amont avec Raquel Nobre Guerra ; la validation d’auteur, dans une langue qu’elle ne maîtrise pas nécessairement au niveau natif, n’est de toute façon pas l’ultime instance. 

« Le juge, c’est le lecteur de la langue d’arrivée. »

Et l’on retrouve l’avocat : l’argument doit tenir à l’audience.

Lire jusqu’au bout

Au fil de l’entretien, une méthode se dessine. Lire, relire, recopier ; entendre ce qui échappe d’abord ; accepter de « buter » plusieurs jours sur une difficulté localisée — la fameuse « dent malade » — jusqu’à ce qu’une solution audible surgisse. Le dictionnaire est un point de départ, jamais un point d’arrivée. L’intelligence artificielle ? Utile pour des textes techniques, reconnaît-il, mais sans commune mesure avec l’écriture qu’exige la poésie.

En distinguant Division de la joie, le prix Alain Bosquet met en lumière un traducteur qui conçoit son art comme une discipline de l’écoute. Car au fond, ce n’est pas le trophée qui importe à João Viegas, mais ce geste de passeur : relire, recopier, creuser le texte jusqu’à en faire résonner la vibration première dans une autre langue.

« Rien ne doit m’échapper », répète-t-il, comme une devise de travail. Traduire, pour lui, c’est un exercice quotidien, presque une hygiène : une façon d’apprendre à lire plus profondément, d’entendre ce que la langue porte d’infime et d’impondérable.

Dans cette patience obstinée, Viegas se fait musicien autant qu’avocat, artisan autant que lecteur. Le traducteur, dit-il, n’est jamais l’auteur — mais il est bel et bien un écrivain, parce qu’il écrit pour que l’autre soit entendu. Et c’est peut-être là, dans ce mélange d’humilité et d’exigence, que se trouve sa véritable joie de traducteur.

À lire…

Division de la joie

Chaque jour offre, à qui sait regarder, un moment de révélation. Étudier les jeux d’ombre et de lumière pour atteindre, à travers eux, une pensée neuve : la saisir, l’écrire, vite et clair.
Telle est la tâche de Raquel Nobre Guerra, dont chaque poème garde la trace du combat : les mots, éclats de vérité, percent les apparences du réel.
La percée peut surgir partout, souvent le matin. Un rien suffit : un geste, un bruit, un souffle, et l’envol se produit. La langue doit suivre ; un mot trop faible, une phrase inachevée, et la poétesse court déjà vers sa proie : la beauté fugace d’une révélation, entre mort et joie.

À propos de la traduction
João Viegas, diplômé en droit international et en philosophie (Université Paris 2), est avocat au barreau de Paris depuis 2021. Passionné de poésie, il traduit depuis de longues années des classiques portugais.
On lui doit notamment les traductions du Chemin du Serpent de Fernando Pessoa (2008) et des Récits de la prison de Porto de Camilo Castelo Branco (2017).

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