La Factorie : fabrique d’utopies concrètes

Photo : © DR - Charlène Damour, directrice de la Factorie

À Val-de-Reuil, à cent kilomètres de Paris, la Factorie est bien plus qu’un lieu culturel : elle réinvente la poésie comme un art vivant et collectif. Résidences, actions de terrain, laboratoire poétique… Rencontre avec Charlène Damour, directrice d’un lieu unique, entre convictions, réalités et ambitions nationales.

Une histoire de rencontres et de hasards

Sur l’île du Roi, la Factorie se dévoile au bout d’une route bordée d’arbres, à quelques encablures de la Seine. Quand on y arrive, rien n’indique qu’ici se joue l’une des aventures poétiques les plus singulières de France. Pourtant, chaque année, ce lieu accueille des poètes venus de partout dans une pratique vivante, collective et assumée.

Charlène Damour s’en amuse encore : « Je n’ai rien choisi. C’est la poésie qui m’a choisie. »
« Je suis arrivée ici vraiment par le plus grand des hasards. Une administratrice était en congé maladie, on m’a appelée pour dépanner. Je travaillais dans la diffusion et la production pour une compagnie de spectacle vivant. Je suis venue et je n’ai plus eu envie de repartir. »

À l’époque, la Factorie est un lieu de création théâtrale dirigé par Patrick Verschueren. Metteur en scène et amoureux des mots, il prend très vite une décision radicale : abandonner le théâtre pour faire de la poésie l’axe unique du lieu. Une vision singulière et avant-gardiste, à une époque où la poésie reste marginalisée dans les politiques culturelles.
« Patrick a toujours eu cette intuition, se souvient Charlène. Il disait : c’est ça, l’avenir. »

Construire une maison de poésie, tout simplement

Le virage déstabilise les partenaires institutionnels.
« On nous regardait comme des ovnis. Ils nous demandaient : mais c’est quoi exactement, une maison de poésie ? »

Il faut tout inventer. L’équipe commence par accueillir des poètes, sans modèle prédéfini.
« On se demandait : il manque quoi ? Quelqu’un pour l’accueil ? Très bien, on le fait. Tout était une suite d’essais. On a construit en avançant, en testant. »

Charlène devient rapidement le bras droit de Patrick.

« Quand je fais quelque chose, je m’y implique totalement. Et peu à peu, j’ai lâché ce que je faisais ailleurs. La poésie m’apportait trop pour que je reparte. »

La Factorie existe depuis 10 ans et fonctionne avec une petite équipe de six personnes. Trois à quatre font tourner le lieu au quotidien : accueillir les poètes, gérer la logistique des chambres, organiser les actions culturelles, entretenir l’ensemble.

« On a chacun des missions définies, mais elles sont larges. Il faut savoir tout faire ici, raconte Charlène. Il faut être autonome, mais on est là les uns pour les autres quand il y a besoin. C’est un travail d’équipe. »

Elle-même n’hésite pas à ranger une salle, nettoyer les sols ou accueillir les poètes, entre deux réunions stratégiques.
« C’est ça aussi, la réalité d’une maison de poésie. »

Résidences : écrire, partager, transmettre

Chaque année, la Factorie lance un appel à candidatures en février. Environ 160 dossiers sont reçus pour la saison suivante. Une trentaine de poètes et poétesses sont sélectionnés en mai pour des résidences d’écriture rémunérées.

Mais la résidence ici n’est jamais un simple séjour d’écriture.
« La transmission est une condition d’accueil, souligne Charlène. La poésie n’a de sens que si elle circule. »

Chaque poète mène ainsi des ateliers d’écriture ou de lecture auprès de publics variés : élèves, détenus, patients d’hôpitaux, habitants…

Les compagnies : un lien essentiel à la création

Si la Factorie accueille avant tout des poètes, elle reste un lieu ouvert aux compagnies, notamment celles qui travaillent la poésie sur scène : lecture-performance, mise en voix, écriture scénique.

« Nous accueillons des compagnies, qui viennent travailler leurs créations. Souvent, ce sont des poètes qui souhaitent porter leur texte sur un plateau, parfois accompagnés d’un musicien, d’un danseur ou autre. »

Ces compagnies ne bénéficient pas de bourse comme les poètes en résidence, mais elles trouvent à la Factorie un lieu d’expérimentation, avec un régisseur et un plateau mis à disposition.
« Nous leur permettons de répéter, de chercher, d’inventer. Et pour nous, cela nourrit la programmation et fait vivre la maison. »

Historiquement, Charlène elle-même a découvert la Factorie par ce biais, avec sa compagnie Ô Clair de Plume, qui y a été associée deux ans.

La Factorie ne se limite pas aux résidences. C’est aussi un lieu culturel avec les Jeudis de la Facto : scènes ouvertes, lectures publiques, performances, sorties de résidence.

C’est un lieu ressource avec une poètothèque de plus de 3 000 recueils, une poéthèque sonore, et surtout le Poétobus, un camion qui sillonne la Normandie — et au-delà — pour amener la poésie là où elle ne va jamais : écoles rurales, quartiers isolés, festivals de rue.

« Quand on arrive avec le Poétobus, les gens se demandent : mais c’est quoi, cet engin ? Et puis ils découvrent. Et la poésie devient un moment collectif. »

Des actions communes pour fédérer la poésie

La Factorie multiplie aussi les projets collaboratifs avec d’autres structures. C’est le cas du Prix CoPo des lycéens, organisé avec la Maison de la Poésie des Hauts-de-France.

« Le Prix CoPo encourage l’écriture poétique en primant chaque année un nouveau recueil à travers son éditeur et son auteur. Six classes en Normandie et huit dans les Hauts-de-France se sont immergées dans la poésie contemporaine. »

Cette dynamique s’étend à la fédération des maisons de poésie, avec qui la Factorie organise des lectures partagées, des programmations croisées.

« Plus on sera nombreux, plus la poésie rayonnera. C’est important de travailler ensemble, de ne pas rester chacun dans son coin. »

Malgré son rayonnement, la Factorie doit sans cesse prouver sa légitimité.
« Même après dix ans, on continue parfois de nous appeler le théâtre éphémère », sourit Charlène.

Les subventions restent modestes.
« La plupart des maisons de poésie ont moins de 100 000 € par an. Beaucoup ferment faute de moyens. Nous, on tient grâce à la cohésion et à l’inventivité de l’équipe. Mais c’est un combat permanent. »

Poésia : un festival national pour la poésie

Charlène rêve désormais de faire de Poésia un grand festival national, à l’image de Chalon dans la rue.

« Un vrai rendez-vous de la poésie, avec poètes, maisons d’édition, programmateurs, directeurs de structures et grand public. »

Son objectif : faire de la poésie un art pleinement programmé sur les scènes nationales, comme le théâtre ou la danse.
« Beaucoup aiment la poésie, mais ne savent pas où la trouver. Poésia serait un catalogue vivant. »

Elle sait que ce projet nécessitera financements, alliances et énergie collective. Mais l’idée séduit déjà son réseau.
« La poésie crée du lien. Aujourd’hui, on a besoin de ça. »

La Factorie, avec son équipe soudée et son fonctionnement artisanal, continue de tracer un chemin singulier : faire de la poésie un bien commun, vivant et nécessaire.

« La poésie est un art de vivre », conclut Charlène. « Elle fédère, fait résistance et fait sens. »

La Factorie… en chiffres

Dix ans de poésie concrète

– Lieu : Île du Roi, Val-de-Reuil (Eure)
– Statut : Maison de Poésie de Normandie depuis 2015
– Poètes accueillis/an : 30 à 35
– Appel à candidatures : février-mars (~160 dossiers/an)
– Équipe permanente : 6 personnes
– Soutiens : Ville de Val-de-Reuil, DRAC, Région Normandie, Département de l’Eure
– Actions phares :
Résidences d’écriture et de création
Poétothèque sonore
Poétobus
Poétothèque papier
Actions culturelles (Prix CoPo, Slam, Les poètes n’hibernent pas…)
– Festival Poésia : chaque année depuis 9 ans

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