María Zambrano : quand la poésie sauve la philosophie

Photos : © DR -Editions Corti - Archive photographique de la Fondation María Zambrano

À l’heure où la philosophie se referme parfois sur ses propres certitudes et où la poésie peine à sortir du ghetto littéraire où on l’a cantonnée, lire María Zambrano est un électrochoc salutaire. Sa pensée ne cherche pas à séduire les systèmes, elle les traverse — habitée, vibrante, insoumise. Exilée en 1939 au Mexique, la philosophe andalouse publie Philosophie et poésie, un texte bref mais incandescent où elle tente ce que peu ont osé : réconcilier la rigueur du concept avec le vertige du sensible.

Ni tout à fait poète, ni tout à fait philosophe, Zambrano invente une voix nouvelle — la sienne — pour dire que penser, c’est aussi sentir. Et que toute pensée véritable doit d’abord passer par le corps, par l’intuition, par le tremblement. Dans un monde saturé de discours brillants mais vides, sa “raison poétique” résonne comme une ligne de faille ouverte au cœur du XXe siècle. Plus que jamais, elle mérite d’être entendue.

Une œuvre née de l’exil

Philosophie et poésie n’est pas un essai académique figé. C’est un texte vibrant, écrit à chaud, dans l’exil mexicain de 1939. María Zambrano y consigne la sève d’une série de conférences et de cours donnés en Amérique latine. Le souffle de la parole y est encore perceptible. On y sent l’urgence de transmettre, de créer une pensée qui puisse survivre à la rupture : celle du déracinement, du fracas politique, mais aussi de la coupure entre deux traditions majeures — la philosophie et la poésie.

Ce court volume constitue une porte d’entrée idéale dans l’univers zambranien. D’une langue à la fois limpide et profonde, il propose une vision audacieuse : « Aujourd’hui, poésie et pensée nous apparaissent comme deux formes insuffisantes, deux moitiés de l’homme. » L’homme entier, écrit-elle, ne se trouve ni dans le philosophe, ni dans le poète — mais dans l’union de ces deux figures.

Raison poétique : une pensée traversée par la vie

Zambrano ne se contente pas de juxtaposer philosophie et poésie. Elle les fond en une seule énergie : ce qu’elle nomme la razón poética. Une raison qui ne découpe pas le réel, mais l’embrasse. Qui n’érige pas de système, mais épouse les mouvements de la vie. « Je n’ai rien écrit que je n’ai vécu », affirme-t-elle. Sa pensée naît du souffle, du sang, de la douleur, des joies — de cette « connaissance des entrailles » qu’elle oppose à la froideur des abstractions.

Le rationalisme occidental, systémique et orgueilleux, a oublié le tremblement. Zambrano, elle, avance à contre-courant : sa philosophie est celle des pauvres, des errants, des êtres sans couronne. Elle invite à penser non plus par surplomb, mais en mendiant de vérité, humblement, intensément.

Une écriture "utopique", féminine, irrésistible

Dans le prologue de Philosophie et poésie, elle confesse : « J’entends par Utopie la beauté irrésistible. » Écrire ce livre, dit-elle, relevait d’un impossible. Parce qu’elle était femme. Parce qu’elle se sentait inapte à la philosophie telle qu’elle se pratiquait alors. Et pourtant, elle écrit, portée par une vocation plus forte que les conventions : « Parce que je ne peux m’en empêcher. »

Cette sincérité désarmante traverse chaque page. Elle ne théorise pas la poésie depuis une tour d’ivoire : elle y plonge. Elle ne critique pas Platon de loin : elle le relit, le recompose, y détecte les lignes de faille. Derrière les attaques contre Homère, elle perçoit une nostalgie du mythe. Dans le Phédon ou le Banquet, elle trouve la preuve que la philosophie n’avance jamais sans poésie.

Entre mystique, religion et destin

Poète mystique, Zambrano trouve chez saint Jean de la Croix l’incarnation de l’union parfaite entre pensée, poésie et foi. Elle cite ses vers comme on invoque des prières. Et affirme : l’amour véritable, celui qui sauve, n’est ni désir ni concept — c’est une traversée. Une traversée de la mort, de la chair, du destin.

À la manière de Dante, autre de ses phares, elle trace un chemin intérieur, exigeant, vers l’unité. La poésie n’est pas ornement : elle est instrument de vérité. Non pas celle des démonstrations logiques, mais celle qui éclaire l’âme humaine. Car là où le philosophe se distingue, s’individualise, le poète cherche la résonance universelle.

Une œuvre solaire pour un temps obscur

Récompensée par le prix Cervantès en 1988, María Zambrano est aujourd’hui reconnue comme l’une des grandes voix philosophiques du XXe siècle. Disciple d’Ortega y Gasset, elle a traversé la guerre, l’exil, le silence. Et a su, dans l’obscurité, garder vive une pensée de lumière.

Philosophie et poésie, bien plus qu’un simple manifeste, est une offrande. Loin des systèmes clos, Zambrano propose une pensée en chemin, ouverte, habitée. Une pensée qui ne sépare pas mais relie. Une pensée utopique au sens fort : une pensée qui pousse à aller vers ce que l’on sait impossible.

Dans un monde saturé de certitudes tranchantes et de raisonnements froids, María Zambrano nous rappelle que la pensée ne se vit pleinement que lorsqu’elle accepte de trembler, de sentir, de chanter. Sa « raison poétique » n’est pas un compromis entre rigueur et émotion, mais une renaissance du penser. Une pensée vivante, fragile et lumineuse. En somme, profondément humaine.

Pourquoi lire Philosophie et poésie aujourd’hui ?

Parce que ce livre n’a pas été planifié, mais arraché aux circonstances. Écrit en 1939 à Morelia, au Mexique, en plein exil, Philosophie et poésie est né d’une impossibilité. Pas un projet intellectuel posé à froid, mais un acte vital, dicté par l’urgence, le déracinement, l’intuition brute que la pensée ne peut plus se couper de la vie.

Zambrano, femme, philosophe, hors du rang, y dit tout de suite l’essentiel : ce texte a été engendré, pas construit. Il tient à peine debout, et c’est pour cela qu’il touche juste. Il raconte ce que c’est que penser quand tout vacille, quand on est déplacée, sans pays, sans poste, sans filet. Elle l’écrit dans une langue droite, tendue, mêlée de tremblement et de lucidité.

Ce livre n’a rien d’un monument figé. C’est une brèche. Un fragment incandescent de pensée en acte. Et une main tendue à quiconque, aujourd’hui encore, cherche à penser sans renoncer à sentir.

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