07 Nov Née tissée
Avec Née tissée, paru en août aux Éditions Bruno Doucey, Laura Lutard poursuit un travail poétique engagé, précis et sans fard. Trois ans après Au bord du bord, premier recueil centré sur la figure d’« orpheline amoureuse », la poétesse déplace le regard vers l’avant et vers l’arrière : vers les lignées dont elle procède, et vers les générations à venir dont elle devient, à son tour, le fil de départ.
Une poétique de l’origine et du trouble
Née en 1988 dans une famille martiniquaise et bordelaise, comédienne, metteuse en scène et poétesse, Laura Lutard consacre ce second recueil à la question du métissage. Elle s’y présente avec lucidité comme « née tissée », prise dans un entre-deux où le « tain double » reflète la fragilité d’une identité que l’Histoire n’a jamais cessé de fracturer.
Le livre interroge la relation fondatrice – celle d’une mère métisse et d’un père blanc – sans l’idéaliser. Lutard fouille les zones grises des unions mixtes, les silences, les angles morts, les blessures héritées. Le poème devient une enquête intime où s’expriment les tensions familiales, la persistance des préjugés, la mémoire de l’esclavage et les résurgences du racisme contemporain.
Se dire pour transmettre
L’une des lignes de force du livre réside dans l’apprentissage de la transmission. Pour devenir celle qui transmet, Lutard doit d’abord affronter ce qui lui a été transmis. Le recueil se tient à cet endroit précis : dans les strates entremêlées d’une famille où les appartenances géographiques, sociales et culturelles ne suffisent jamais à expliquer l’ouverture ou la fermeture des cœurs.
Dans la famille paternelle, dit-elle, les préjugés travaillent encore. Dans la famille maternelle, l’accueil a existé, mais l’ombre de l’histoire coloniale demeure. La poétesse ne contourne rien. Sa langue, claire et vive, dit les blessures avec exactitude et sans victimisation. Le poème devient le lieu où elle redessine une trajectoire possible, un espace où « le premier point du fil » ouvre sur un canevas infini.
Le métissage comme horizon
Ce qui distingue Née tissée est la manière dont Lutard fait du métissage non pas une identité figée, mais une dynamique. La poétesse ne se contente pas de dire d’où elle vient : elle interroge ce que ces strates d’histoire obligent à vivre, comment elles façonnent le regard, comment elles peuvent aussi porter un élan collectif.
Les références littéraires et théoriques qui jalonnent le recueil — Morrison, Fanon, Hooks, Césaire, Angelou — ne sont pas des ornements : elles s’inscrivent comme des guides, un chœur d’aîné·es qui accompagnent la poétesse dans un geste d’élévation et d’attention au monde.
« Se lever », écrit-elle, geste premier. Et geste à répéter, ensemble.
Une voix qui s’affirme
Avec ce deuxième livre, Lutard prend place parmi les voix qui renouvellent la poésie francophone contemporaine en l’ancrant dans les enjeux du présent : héritages coloniaux, rapports sociaux, transmission, réparations. Sa pratique scénique donne à ses textes une vitalité singulière : les poèmes semblent écrits pour être dits, portés, incarnés.
Dans un paysage où la poésie qui traite de l’identité court parfois le risque du slogan ou du discours théorique, Lutard choisit au contraire une langue attentive, charpentée, où chaque image sert la pensée plutôt que de l’écraser.
Née tissée construit une langue faite de fibres, de tensions et d’interstices. La structure même du recueil repose sur un mouvement de tissage : une alternance de nœuds (vers resserrés, images furtives, phrases qui déploient leur souffle) et de fils déployés (fragments narratifs, moments méditatifs). Cette dynamique donne au texte une respiration souple, sans emphase, où la poésie avance par touches plutôt que par proclamations.
Lutard travaille une syntaxe claire, souvent dépouillée, qui laisse apparaître l’émotion sans la surjouer.
Une matérialité qui donne au métissage une épaisseur sensible : l’identité n’est jamais abstraite, elle se touche, se noue, se porte. Les images ne cherchent pas la prouesse poétique ; elles soutiennent le geste, elles l’incarnent.
Le résultat est une écriture à la fois intime et collective, capable de relier une histoire singulière aux luttes et pensées qui la précèdent.
Cette esthétique du tissage, à la fois rigoureuse et mouvante, fait de Née tissée un recueil qui assume sa fragilité comme une méthode : dire juste, dire simple, dire net. C’est peut-être là que réside sa force.
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