Habiba Djahnine, la voix poétique d’une Algérie debout

Photo : © Karim Ahmia

Poétesse, cinéaste, femme engagée, Habiba Djahnine tisse son œuvre comme on bâtit une mémoire : avec lucidité, délicatesse et une détermination viscérale. De la Kabylie à la scène internationale, elle incarne une parole libre, profondément ancrée dans la tradition orale algérienne autant que dans les secousses du monde contemporain. Rencontre avec une artiste de la parole et du silence, dont l’art fait vibrer l’intime et le politique.

Une voix née du silence

Habiba Djahnine ne se définit pas vraiment comme « auteur ». Elle se méfie des étiquettes, leur préférant le mouvement. Ce qui l’a toujours guidée, c’est une nécessité : écrire. Écrire pour habiter le monde, pour répondre au silence, pour porter une voix intérieure. Une urgence intime avant d’être une posture publique. « La poésie, c’est peut-être une réponse au silence », confie-t-elle. Plus qu’un engagement, elle parle d’un besoin. Une façon d’exister, de composer avec les fractures du réel.

Son entrée dans le monde des arts s’est faite par la poésie, dès l’enfance. « J’ai commencé très jeune à lire, à écrire. » Puis est venu le cinéma, vers la trentaine, comme une extension naturelle de son expression. Là encore, tout commence souvent par un poème. Chez Djahnine, tout est lié : l’image, la parole, la mémoire.

Une poésie ancrée dans le réel

Habiba Djahnine ne cherche pas à « faire de l’art engagé », mais à exprimer un rapport au monde. Et si l’engagement transparaît, c’est parce qu’il est vécu. Féministe, militante, observatrice sensible de son pays et du monde, elle affirme une subjectivité qu’elle assume pleinement, notamment dans ses documentaires :

« Je parle de la résistance des Algériens et des Algériennes, de leur dignité, de leur poésie. »

Ses films refusent le misérabilisme. Ils montrent des corps debout, des vies traversées par la dignité, la lutte, la beauté. « Ce n’est pas un cinéma victimaire, c’est un cinéma de présence. » Comme sa poésie, son cinéma est un art de la trace. Un art qui refuse l’oubli.

Au-delà de sa propre œuvre, elle agit aussi en passeuse. Consultante pour plusieurs festivals internationaux, elle a surtout initié les Rencontres cinématographiques de Béjaïa, qu’elle a quittées en 2006. L’année suivante, elle fonde le Collectif Cinéma Mémoire, destiné à organiser des ateliers de formation au documentaire à Béjaïa, Alger ou Timimoun. Elle y a accompagné de nombreux jeunes Algériens et Algériennes dans la réalisation de leurs premiers films. Chaque année, ce rendez-vous unique propose plusieurs dizaines d’œuvres, privilégiant celles qui provoquent le débat, favorisent l’échange et font circuler les savoirs. Un espace rare d’intelligence collective, à l’image de sa conception de l’art comme outil de transformation.

La liberté par les mots

Dans une Algérie souvent perçue de l’extérieur à travers le prisme de la censure ou du conservatisme, Habiba Djahnine oppose une réalité nuancée et riche. Pour elle, la poésie algérienne, orale comme écrite, est un espace de liberté radicale. « Je ne conçois pas la poésie sans liberté. Ce serait une contradiction. »

Elle évoque une tradition féminine forte, parfois invisible, mais toujours active : « Les femmes algériennes se sont toujours battues. Certaines luttes ont fait du bruit, d’autres ont été silencieuses. » L’oralité y joue un rôle essentiel : poèmes murmurés en préparant un couscous, vers appris par cœur, chants lors des fêtes ou des veillées. Une transmission vivante, loin des canons scolaires occidentaux, mais tout aussi puissante.

Une poétesse à la croisée des scènes

Depuis une dizaine d’années, Habiba Djahnine est éditée chez Bruno Doucey – maison pionnière dans le renouveau de la poésie contemporaine francophone. Elle y a publié Fragments de la maison et Traversée par les vents. Mais son œuvre ne se cantonne pas au livre : elle vit aussi dans la voix, dans le souffle, dans la rencontre.

La scène est devenue un lieu privilégié d’expression pour la poésie moderne. « Il y a un véritable engouement pour les lectures publiques. Ce que j’observe, c’est une écoute active, intense. » Elle compare ce phénomène à une forme de communion : comme au théâtre ou au cinéma, les mots prennent chair dans le collectif. Ils circulent. Ils résonnent.

L’influence des femmes, des lieux, des langues

Parmi ses premières influences : ses grands-mères. Ces femmes qui parlaient en poésie sans en avoir conscience, en chantant leur quotidien, en racontant des histoires, en pétrissant la pâte. « Cette poésie-là a façonné mon imaginaire. »

À l’adolescence, elle découvre Jean Sénac – poète né en Algérie coloniale, souvent rattaché aux « pieds-noirs », mais qui a choisi résolument l’Algérie indépendante et défendu avec ferveur sa poésie. Elle lit aussi Kateb Yacine, Nabile Farès, Youcef Sebti, ou encore la poésie mystique de Khayyâm et de Rûmî. Un souffle universel l’anime, mêlant l’intime à l’infini.

Elle écrit en français, une langue « algérienne », dit-elle, « appropriée depuis longtemps », mais traversée par le kabyle et l’arabe, qui nourrissent son imaginaire sonore. « J’écris en français, mais les autres langues habitent ma poésie. » 

« J’écris en français, mais les autres langues habitent ma poésie. »

Dans ses films, elle fait entendre toutes les voix d’Algérie, toutes ses musicalités.

Un art pour élargir le sensible

La poésie, pour Habiba Djahnine, n’a rien de désincarné. C’est un art du sensible, de la complexité, du lien humain. Elle peut être douleur, mais aussi joie, subtilité, spiritualité. Elle est surtout un espace d’universalité, qui permet de faire tomber les frontières sociales, culturelles ou linguistiques. « Je peux lire un poème de Djalâl ad-Dîn Rûmî, écrit au XIe siècle, et me sentir totalement concernée », explique-t-elle.

Et c’est peut-être là l’essence de son travail : une poésie qui relie. Qui fait écho. Qui transmet, sans jamais enfermer.

Habiba Djahnine en bref… 

Habiba Djahnine a marqué les années 1990 comme l’une des grandes figures du féminisme algérien. Sa trajectoire reste profondément marquée par l’assassinat de sa sœur Nabila, militante et présidente de Tiɣri n tameṭṭut (« Les Femmes en protestation »), tuée par des fondamentalistes en 1995, en pleine guerre civile.

Refusant la polarisation entre soutien à l’armée et opposition au pouvoir central, Djahnine adopte une posture critique et cherche, à travers ses films, ses écrits et ses poèmes à interroger les fractures de son pays.

Après la guerre civile, elle s’oriente vers la culture : cofondatrice de Kaïna Cinéma puis du Collectif Cinéma Mémoire, elle crée en 2007 les Rencontres cinématographiques de Béjaïa, devenues un lieu unique de débats et de formation pour les jeunes cinéastes algériens.

Recueil de poésie

– Outre Mort, El Ghazali, (2003),
Fragments de la maison, Bruno Doucey (2018),
– Traversée par les vents, Bruno Doucey (2022)

Filmographie sélective

– Lettre à ma sœur (2006),
– Avant de franchir la ligne d’horizon (2010),
– Safia une histoire de femme (2011)
– Retour à la montagne (2017),
– D’un désert (2019).

Anachorète –
Habiba Djahnine 

lecture par l’autrice

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