
05 Oct Selim-a Atallah Chettaoui : Poésie Intérieure Brute
Ni il ni elle, mais un iel revendiqué. Ni mièvre ni fiel, mais une poésie affirmée.
Dans sa démarche s’allient la spontanéité de l’instinct et la détermination de ceux qui ne demandent plus la permission d’exister. Selim-a Atallah Chettaoui, avance sans détour, portée par une énergie qui déborde des cases dans lesquelles on voudrait l’enfermer.
Rencontre avec un bulldozer solaire qui pulvérise les murs des diktats du genre pour en faire jaillir un produit intérieur brut : une poésie non standardisée, fluide, qui répare et régénère.
Ou quand le genre quel qu’il soit, cesse d’être prison pour devenir espace de création.
Un village dans la ville
Un inter-espaces dans Paris – un vendredi matin plus tellement d’été mais encore ensoleillé.
Je rencontre Selim-a au Village Reille, un tiers-lieu niché dans l’ancien couvent des sœurs franciscaines du 14ème arrondissement. Un village dans la ville, comme un bastion d’irréductibles citoyens, où l’on continue de croire en la force du collectif et la créativité partagée.
Dès l’entrée, la chapelle désacralisée confère au lieu une aura singulière et hors-du-temps.
Je suis un peu en retard, fidèle à mon sens de la désorientation très bien réglé. Iel m’a précédée. La visite commence, portée par l’enthousiasme d’une complicité instantanée.
Selim-a m’emmène dans des couloirs labyrinthiques et m’ouvre les portes du studio de musique partagé avec sa bande de musiciens. Une sorte de cave réaménagée et bricolée en antre d’expérimentation sonore. On devine les moments d’euphorie créative et les apéros qui s’étirent jusqu’à l’aube. L’énergie qui s’en dégage est éruptive et joyeuse. J’ai des envies soudaines de m’essayer à tout : batterie, guitare, maracas s’il le faut… juste pour espérer intégrer cet incubateur artistique.
Nous prenons un café (pour ma part providentiel) et nous installons dans la cour, sur des palettes en guise de fauteuils, les pieds sur la table, un brin de soleil dans les yeux. Ambiance backstage, la pause des artistes dans l’antichambre d’une foule qu’on imagine en délire.
« Le voyage est le seul lieu que je sais habiter. »
(Des odeurs de bretzels de barbecue et de weed, éditions 10 pages au carré, 2022)
Ce décor n’est pas anodin, il dit déjà quelque chose de Selim-a. Comme l’écho d’un espace tiers qu’iel semble en permanence habiter : l’entre. À la croisée des langues, des cultures, des disciplines et des genres. Un lieu fluide qui invente autrement sans se résoudre à l’enfermement, loin des étiquettes et des carcans. Un lieu où l’on se perd volontiers, pour mieux se retrouver.
L’interview peut commencer. On rembobine la VHS…ou plutôt « le fil d’Ariane de Pénélope » (Au Pieu, Ed. La contre allée).
Plongée.
Un chemin de traverse
Tracer des routes permet souvent de mieux les désemprunter. Loin d’être un plan de carrière, la poésie s’est imposée dans la vie de Selim-a comme une litanie païenne pour calmer les douleurs de vie, des poèmes de Baudelaire en guise de textes sacrés. Pour devenir son fil conducteur et aujourd’hui, une véritable carrière.
Mais revenons en arrière.
Selim-a grandit à Tunis jusqu’au Bac qu’iel passe au lycée français Pierre Mendès France.
Dotée d’une concentration kaléidoscopique, iel s’essaie à beaucoup d’instruments, s’adonne aux arts plastiques, essaie le théâtre et lit goulûment : beaucoup de polars, un peu de poésie (avec une inclination particulière pour Maurice Carême et Musset) et quelques classiques comme Camus.
Pourtant dans son horizon, c’est la médecine qui tient le cap, les arts se glissent en marge, comme de « potentiels side-gigs ».*
Il y a tout de même un ancrage poétique dès la petite enfance : la révélation d’un arrière-grand-père poète et très tôt l’instinct des rimes. À trois ans Selim-a se met à parler comme une poétesse en herbe, et avec le recul, iel trouve ça vraiment « stylé ».
Le bac en poche, départ pour la France. Puis trois mois et une dépression plus tard, retour à la case départ. La médecine n’est finalement pas la panacée. L’année suivante Selim-a prend une route de conciliation entre ses deux vocations, les sciences et la littérature, en empruntant celle de la Psychologie. Ce ne sera que le début d’une odyssée estudiantine.
Sélim-a avance au flair, à l’instinct et ajuste sa trajectoire en suivant une méthode « essai-erreur ». Fin des études de Psychologie, la vie telle qu’elle se présente ne lui convient pas. Retour au centre, à ce qui la fait vibrer : la lecture. Alors Selim-a « s’entoure de livres » s’inscrit en double licence Lettres et Anglais, travaille en parallèle dans une librairie et commence à écrire ses poèmes.
(Ndlr : Le culot de ceux qui suivent des chemins incertains façonne les plus beaux destins.)
« La performance est arrivée un peu par hasard. »
L’envie de les partager et l’accès possible à des scènes hybrides lui font tenter l’expérience. Les voyants sont au vert, Selim-a adore et décide de continuer, au risque de passer pour « chtarbée » mais… heureux les fêlés !
L’entrée officielle de Selim-a dans la cosmogonie poétique se fait via Labo_Demo – un appel à projets pour étudiants en master de création littéraire – auquel l’artiste s’est inscrite dans la foulée de la double licence. Sélectionnée, iel performe au Centre Wallonie-Bruxelles, où Aurélie Olivier, membre du jury et directrice de l’association Littérature, etc. la repère et la programme pour son festival.
L’essaimage est engagé, la carrière est lancée.
Poésie non genrée
Convulsive, pulsatile, hyperactive. Endurante et performante, parfois torrentielle. Un rythme qui bat la cadence, une oralité qui donne corps aux mots qu’elle déploie. Une poésie arborescente, colorée et pop, en 3D.
Fluide comme une eau interstitielle, celle qui n’occupe pas l’espace frontal mais s’y infiltre, celle qui épouse les formes sans jamais s’y laisser enfermer. Une poésie charnelle et charnière.
Alternative, parfois saturée, parfois dépouillée. Une poésie de friction où les contradictions s’entrechoquent jusqu’à créer l’étincelle.
La poésie de Selim-a ne se limite pas. Elle occupe l’espace, s’infiltre, explore et surtout questionne : les espaces de création, les idées, l’identité.
Selim-a invite à explorer les différentes voies d’expression poétique. Avec le numérique par exemple, « un milieu dans lequel on évolue sans le questionner ». Usuellement simple espace de promotion iel joue avec. Un exemple ? Son autofiction « hypermédiatique », un site internet qui nous invite à naviguer au gré des liens cliquables dans les méandres de son questionnement identitaire.
Avec son collectif Mooja, un groupe d’électro-vidéo-poétique Selim-a dépasse également les limites du livre et fait de la poésie un lieu où musique et visuels soutiennent la performance orale.
Au pieu, son deuxième recueil (Éditions de la contre allée, 2025) nous fait quant à lui découvrir une poésie fleuve issue d’une matière brute assemblée.
Dans ce texte, l’injonction productiviste de nos sociétés, le devoir de participer au PIB, le vide existentiel que cela peut provoquer sont autant des sujets soulevés. Selim-a y répond… par une Poésie Intérieure Brute :
« si on dort tôt demain ça ira mieux nous aussi on sera quelqu’un de lisse et de propre et de beau qui dort tôt et qui participe au PIB. »
(extrait)
Ce texte qu’iel a écrit se fait aussi caisse de résonance d’une pression administrative constante qui la contraint, en tant qu’étrangère, à justifier en permanence de sa productivité.
Le devoir du sursis
« Vous avez intérêt à réussir vos études ! »
Ce genre d’injonction, Selim-a en subit perpétuellement de la part de l’administration française. Autant de micro-traumatismes causés par la nécessité du renouvellement de son titre de séjour.
« Le lieu qui vous a formaté vous demande tous les deux ans de vous légitimer. »
Une pression constante, de réussite et de rendement, comme si la poésie n’avait pas droit de cité. Selim-a dénonce une hiérarchisation des carrières sélectionnées. Celle d’artiste est moins bien cotée, comme s’il y avait « un apartheid des papiers ».
Ainsi, la culture française brille à l’extérieur tout en laissant ses portes entrouvertes à l’intérieur. Sa voix souligne ces incohérences, la persistance d’un « soft power » qui se prolonge dans les corps et dans les papiers.
« Cela m’a donné la sensation d’un devoir de parole envers des personnes qui n’ont pas mes privilèges culturels. »
Selim-a, inspirée par les lectures de Paul Preciado sur la question du genre ou encore de Françoise Vergès, politologue décryptant dans Un féminisme décolonial les limites d’un mouvement occidental qui se construit parfois au détriment des femmes racisées, devient l’écho de toutes les disparités d’une société fragmentaire, qui hiérarchise les humanités, que ce soit par la validité, l’origine, le genre ou encore la profession.
En découle une poésie allègrement insoumise et débordante de vitalité.
À lire, écouter, ressentir et vibrer sans modération.
*Un « side-gig » est un job secondaire pour celles et ceux dont la langue de Shakespeare n’est pas une tasse de thé.
Selim-a en bref…
Poète, performeure et chercheure, Selim-a Atallah Chettaoui a grandi en Tunisie. Habituée des entre-deux, sa pratique mêle langues et moyens d’expression pour inventer de nouvelles manières de faire jaillir le poème.
Par l’intermédialité et l’interlangue, Selim-a tisse des liens entre identité, enjeux sociaux et politiques, notamment au sein du collectif d’écopoésie Fœhn – cofondé en 2024 avec les poètes Dorsène et Florian Bardou ainsi que l’artiste visuelle Zohra Mrad afin d’explorer des formes poétiques sensibles aux questions écologiques – du groupe électro-vidéo-poétique Mooja, de la plateforme artistique féministe et décoloniale bruxelloise xeno_.
Son parcours académique, riche et pluriel, l’a menée de la psychologie à la recherche-création littéraire en passant par l’enseignement de l’écriture créative dans le département de Lettres de l’Université de Cergy.
Après plusieurs publications en revue et la création d’une autofiction numérique , son premier recueil de poésie, Des odeurs de bretzels de barbecue et de weed est paru aux éditions 10 pages au carré en 2022. Au pieu est sorti aux Éditions la Contre Allée en février 2025.
Pratiquant la performance comme un prolongement naturel de l’écriture, iel se produit aussi bien dans des lieux d’art et de littérature que lors de scènes ouvertes, de vernissages ou de soirées électro. Ses performances ont ainsi été présentées au Louvre, au Centre Pompidou, au Palais de Tokyo, à la Gaîté lyrique ou encore à la Bellevilloise.
Elle collabore également avec d’autres artistes comme le poète chanteur Arthur Ely.
Selim-a et Arthur Ely
Ma gorge pique -HYPERPOÉSIE
Selim-a et Mooja
Extraits de la séance à voix haute, performance de Selim-a Atallah Chettaoui et Mooja ayant eu lieu le vendredi 14 février 2025 dans le cadre du festival Effractions de la Bpi.
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