04 Nov Stéphane Freiss : découtures sur le fil
Figure incontournable du cinéma, du théâtre et de la télévision, Stéphane Freiss se distingue par la finesse de son jeu, une sensibilité à fleur de peau et la profondeur des thèmes qu’il explore, à la ville comme à la scène. Parmi eux, la quête de soi et la liberté d’être. Dans Le Cercle des poètes disparus, transposition théâtrale du film culte de Peter Weir, il incarne le singulier et fascinant professeur Keating, pour qui la poésie est un puissant vecteur de réflexion et d’émancipation. Un rôle à l’image du comédien qui explore pour nous le sujet de la poésie… avec beaucoup de philosophie.
Ouvrir la voie de la réflexion
Il y a dans la rencontre l’idée d’une collision avec le possible. On ne badine pas avec ce rendez-vous. Pour qu’il advienne, il exige sincérité, fréquence partagée, dévoilement et prise de risque. Un acte de vérité donc, qui ne souffre ni le masque ni la ruse. Dialogue puisqu’elle « rend » le « contre », elle peut offrir un véritable alter-écho : une voix qui répond, résonne, et entrouvre de nouveaux horizons. Ainsi la rencontre devient un troc prodigieux : on laisse un morceau de soi, on repart avec un fragment de l’autre et de cet échange jaillit une nouvelle présence au monde.
La poésie est-elle cette danse qui rend la rencontre possible ?
Le vers en donnerait le pas, et la strophe * en dessinerait le mouvement.
Je vous entends déjà : « où veut-elle en venir ? »
J’ai rencontré l’effervescent Stéphane Freiss. Il m’a transmis, tel un flambeau que l’on se passe de main en main, le goût de la question et la soif de la réflexion.
Dans un échange à cœur ouvert, quelque peu maïeutique*, il s’est évertué, malgré un certain sentiment d’illégitimité, à répondre à une question d’envergure :
« La poésie, au fond, qu’est-ce que c’est ? »
C’est ainsi que Stéphane Freiss a pris la poésie en filature pour, de fil en aiguille, de découtures minutieuses en démêlements et mises à nu, nous en livrer une définition sensible, sans fard et sans coutures. La sienne, à l’état pur.
Bruits de sifflets : le bateau du Capitaine quitte le quai. Il file sur les flots d’un esprit affilé. Prenez un thé, un café, admirez le paysage et laissez-vous porter : la traversée poétique est tout autant — si ce n’est plus — délicieuse que la destinée.
Une ruelle et un accordéon
Stéphane Freiss m’avait donné rendez-vous dans le café d’un hôtel parisien – un havre de quiétude propice à une conversation m’avait-il dit – niché au fond d’une ruelle du Quartier latin.
Arrivée un peu en avance, je m’installe sur un large canapé face à une cheminée endormie. Les minutes s’étirent, comme un rideau qui tarde à se lever. Un vent de panique me traverse : me serais-je trompée d’adresse ? Puis soudain, le voici : tout sourire, précédé de grands gestes d’excuses et escorté de Roméo, son fidèle compagnon, qui s’empresse de me faire un baise-main très canin.
« Je m’étais trompé d’hôtel ! »
Éclats de rire puis, ni une ni deux l’interview commence, je me précipite pour brancher le dictaphone car le voilà déjà lancé : « nous allons tenter de définir la poésie ! ».
Me confiant sans détours avoir la sensation d’être dans un moment de bascule personnelle mêlée de certitudes effondrées, il me partage son impression d’être « comme un accordéon qui se replie sur lui-même » : le souffle coupé, sans avoir eu le temps de saisir d’où la constriction venait. L’effet d’un « monde dont la dramaturgie actuelle engendre confusion et inquiétude ».
D’où l’urgence de trouver des sanctuaires, qu’ils soient lieux, voix ou autres formes d’expression du moment qu’ils offrent des respirations. Les moments d’écriture – son talent ne se limitant pas à l’interprétation, il est aussi scénariste, réalisateur et metteur en scène – et le rôle du si peu conventionnel professeur Keating qu’il joue actuellement en font partie, s’offrant tels des espaces de répit.
Par extension la poésie se révèle alors pour Stéphane Freiss comme un souffle revigorant qui « traduit avec un vocabulaire singulier et honnête ce que ces temps nous font vivre ». Un geste vital donc, par lequel les sédiments de l’expérience remontent à la surface, les émotions et surcharges d’informations sont assimilées et les bruits du monde rassérénés.
Et la poésie s’invite parfois même en politique. Comme pour chercher à comprendre « la notice du Rubik’s cube » d’un monde contemporain effrayant d’irrationalité, Stéphane Freiss suit avec assiduité l’actualité. Un homme retient son attention, il s’agit de l’économiste Philippe Aghion (Prix Nobel d’économie). Sa verve « presque poétique » lui fait entendre plus distinctement un univers qui lui serait resté hermétique. La poésie se présente alors comme un langage, clef de compréhension du monde.
Sans perdre le fil, car « tous les chemins mènent à la poésie », Stéphane Freiss continue sur sa lancée : « parler de poésie, c’est parler de soi, de l’autre, et à l’autre ». La poésie est alors rencontre et pour qu’elle advienne, il s’agit de trouver la fréquence juste, celle de l’honnêteté. Donner envie d’écouter aussi, avec des paroles qui invitent à rêver, imaginer, réinventer.
Sur ce, un groupe d’américains très bruyants s’installent à côté de nous. Cocasserie assez remarquable, qu’il ne manque pas de relever :
« Moi qui vous avais vendu du calme ! »
Encore une fois nous rions et décidons rapidement de migrer vers un endroit plus tranquille.
Table ronde
Nous nous installons à la table ronde d’une salle plus isolée. Un lieu idoine pour le chevalier élevé récemment au grade d’Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres…
« Avez-vous remarqué comme la position que l’on peut avoir dans un fauteuil change aussi la manière de penser ? »
Aparté : va-t-il me demander, comme Keating, de me mettre debout sur la table pour changer de perspectives et d’idées ?
Pour varier un peu les rôles, je prends les devants et l’invite à replonger dans sa propre jeunesse, à l’âge fragile où l’identité se dessine.
Les mots ont-ils eu pour lui un effet déterminant ? L’ont-ils aidé dans ce passage souvent délicat entre l’enfance et le monde ? Stéphane Freiss me partage alors comment les textes et les rôles – qui pour certains semblaient le pointer du doigt et lui dire : « viens tu as besoin de moi » – l’ont très probablement épaulé et guidé vers le chemin de soi. Ils l’ont en tout état de cause emmené dans un espace de respiration et de reconnaissance : être vu pour être reconnu, pour exister dans le regard de l’autre. Marqué par une enfance silencieuse, héritière des traumatismes familiaux de la Shoah, porter la voix des textes auxquels il donnait corps est apparu comme un contre-pied à la mémoire douloureuse qui avait ancré l’idée que pour vivre, il fallait rester caché. La poésie prend ici les contours d’un chemin vers la découverte de soi.
Faut-il avoir des fêlures pour être touché par la grâce des mots ? Pour Stéphane Freiss la fissure raconte une solidité devenue fragile. Un poids, une histoire, un tremblement ayant laissé une trace, une empreinte. Il donne alors l’image d’une maison ancienne qui craquèle, éprouvée par le temps, mais qui, en fin de compte, finit par respirer au travers de ses failles. La fissure est alors le filet d’air, ce rayon de lumière qui ouvre le regard et transforme ce qui nous causait de l’effroi, semblait sans issue, en appel d’air et de joie.
Petit intermède, Roméo a besoin d’une pause.
Souvenirs poétiques
Stéphane Freiss me confie avoir une mémoire « très sélective ». Mais facétieux, les souvenirs remontent à la surface par petits éclats émotionnels : une impression, une sensation, un détail rêveur.
Le rappel de la lecture d’un passage qu’il semble particulièrement affectionner, la fin de Belle du seigneur, d’Albert Cohen, joue le rôle de déclencheur. D’ailleurs, dans une interview filmée, il prévenait : « je vais pleurer ». Nous parlons de ses différentes interprétations, toujours sincères, où l’émotion brute, indomptée, peut couler à flots s’il le faut.
Il lit alors un texte du poète israélien Yehuda Amichaï puis évoque un passage de La promesse de l’aube de Romain Gary. La mémoire semble sortir de sa cachette…
Des recueils de poésie ? oui, il en a lu quelques-uns mais il est un flâneur d’entre les lignes. Rêveur, plus attentif à ce que les mots suggèrent qu’à ce qu’ils disent, il se perd avec délice et malgré lui dans les interstices.
La poésie est-elle alors un voyage entre les mots ?
Nous sautons à pieds joints sur un autre souvenir : une lecture qui lui avait donné du fil à retordre, un texte de Victor Segalen, Les immémoriaux. Le rôle du comédien, en s’emparant des mots d’un auteur pour servir son texte et les clamer au monde, est d’une grande responsabilité. Cette fois-là, le texte semblait ne pas vouloir se révéler, quelque chose ne passait pas, le ton juste pour le réciter était difficile à trouver. Puis dans un moment de lâcher-prise : une percée, les chevaux s’étaient mis à galoper et la magie avait opéré. La poésie de l’instant presque miraculeux où le texte se révèle en même temps qu’il est dit, « comme un peintre surpris par le jet de son propre pinceau ». Un moment où le créateur devient lui-même témoin de sa prophétie.
En résumé, la poésie, selon Stéphane Freiss, est un souffle vital, qui non seulement permet de comprendre le monde qui nous entoure mais aussi, à travers la rencontre avec l’autre, de voyager vers nous-mêmes. Pour la trouver, accordez-vous sur la fréquence de l’honnêteté, puis cherchez entre les lignes, dans les fissures ; elle y surgit fréquemment par éclats, comme par magie.
La traversée touche à sa fin. Merci, Capitaine, pour le très agréable trajet.
Chers lecteurs, filez, courez vers vos rêves ! Changez de regard, prenez de la hauteur, interrogez, doutez, montez sur les tables s’il le faut ! Soyez libres d’êtres vous-mêmes, et, quoi qu’il advienne, qu’un seul mot d’ordre ne tienne, celui cher au Capitaine et hérité d’Horace qui, dans ses Odes clamait : Carpe Diem !***
*étymologie de strophe : xvie siècle. Emprunté, par l’intermédiaire du latin stropha, « strophe, partie chantée par le chœur », du grec strophê, « action de tourner ; évolution, mouvement du chœur », lui-même dérivé de strephein, « tourner, retourner ». (Dictionnaire de l’Académie française)
**nom un peu barbare hérité de Socrate désignant pourtant cet art si beau qui consiste, par le dialogue, à faire accoucher l’esprit d’une vérité.
*** L’expression « Carpe diem » vient d’un vers du poète latin Horace, dans ses Odes écrites vers 23 av. J.-C.
La formule complète est : « Carpe diem, quam minimum credula postero » : « Cueille le jour présent, et ne te fie pas au lendemain. »
Stéphane Freiss… en bref
Une carrière à la mesure de son talent.
Figure majeure du cinéma, du théâtre et de la télévision, Stéphane Freiss, également Officier des Arts et des Lettres, n’a de cesse d’explorer de nouveaux territoires pour servir et faire rayonner la langue française.
Formé aux cours Florent puis au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, il débute en 1985 sur la scène de l’Odéon dans L’Illusion Comique – mise en scène par Giorgio Strehler – avant d’intégrer la Comédie-Française.
Il est distingué en 1989 par le César du Meilleur Espoir pour son rôle dans Chouans ! de Philippe de Broca, puis en 1992 par un Molière pour C’était bien de James Saunders. Il poursuit depuis un parcours riche et tout aussi remarqué.
Sa filmographie se déploie aussi bien en France qu’à l’international, sous la direction notamment d’Agnès Varda, Jacques Deray, Claude Miller, Claude Berri, François Ozon, mais aussi Clint Eastwood ou Steven Spielberg.
Nommé une nouvelle fois aux Molières en 2004 pour Brooklyn Boy de Donald Margulies, il est dirigé en 2018 par Ladislas Chollat dans Le Fils de Florian Zeller.
En 2019, Stéphane Freiss crée, interprète et met en scène La Promesse de l’aube de Romain Gary. Pour la télévision, il incarne ensuite Camus en 2010, rôle qui lui vaut une nomination de Meilleur Acteur Européen. En 2022, il passe derrière la caméra et signe son premier long-métrage : Tu choisiras la vie.
Il triomphe actuellement au Théâtre Libre (jusqu’au 23 novembre, puis les 5 et 12 décembre) dans le rôle du célèbre professeur Keating du Cercle des poètes disparus. Plus de 300 000 spectateurs ont déjà applaudi ce phénomène théâtral célébrant l’amitié, l’émancipation et la transmission à l’âge où se dessinent les identités.
Ce rôle lui vaut une nomination aux Molières 2024 dans la catégorie Meilleur comédien dans un spectacle de Théâtre privé.
À partir du 27 janvier 2026, on le retrouvera sur la scène du Théâtre Édouard VII, aux côtés de Patrick Bruel, dans Deuxième Partie, une pièce écrite par Samuel Benchetrit et mise en scène par Ladislas Chollat.
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