Auteure et poétesse, Pascale Senk explore depuis une quinzaine d’années le monde des haïkus classiques et contemporains. Elle anime des ateliers d’initiation à l’écriture et à l’esprit de ces poèmes brefs. Pour Strophe.fr elle enrichit, chaque semaine, cette chronique dédiée à l’art du haïku.
Aux premiers temps du haïku, peu de femmes japonaises ont fait entendre leur voix. Une poétesse, toutefois, Chiyo-ni, née en 1703 – soit 10 ans seulement après la mort du maître Bashô – a illuminé le petit format de sa magnificente féminité. Ce haïku est une illustration de ses qualités hors-pairs : présence, délicatesse et sensorialité. A travers cet objet on ne peut plus quotidien, ici abîmé (l’éventail cassé), débarrassé de toute préciosité, Chiyo-ni distille une sensation subtile : le toucher de «doigts nus » associé au souffle du vent ? Voilà une image synesthésique que notre Rimbaud aurait sans doute adoubée… Son haïku, ainsi traversé de brise, éloigne la lourdeur, les contraintes, l’empêchement. Toute le parcours de Chiyo-ni est d’ailleurs marqué par sa manière raffinée d’être libre : fille d’un imprimeur, elle rencontre très tôt poètes et calligraphes, s’initie au haïku à 16 ans, à la trentaine tient seule l’ entreprise familiale, puis devient épouse, puis mère, puis veuve… Une existence déployée, avide de vivre. A cinquante-deux ans, elle prend refuge dans le zen et se choisit alors un nom de nonne qui sonne comme un manifeste poétique : Soen, « Jardin nu ». D’ailleurs, jusqu’à la fin de ses jours, elle composera des haïkus. Ses derniers notamment, patinés à la pratique régulière de la méditation, sont des joyaux d’épure et de conscience qui continuent de scintiller jusqu’à nous.
On pourrait être dans un film de David Lynch, ou de Tarentino.
Ce pourrait être aussi la première scène d’une pièce de
Tennessee Williams. Normal, ce haïku est profondément
trempé dans l’âme américaine, même si son auteur, l’écrivain
poète beatnik Jack Kerouac (1922-1969), était d’origine franco-
canadienne. Le climat qu’il nous offre ici, énigmatique et
libertaire à souhait, est très représentatif de la manière dont les
années 50 ont accueilli Outre-Atlantique la poésie brève
japonaise rencontrée lors des explorations du zen : avec
respect, fascination et diligence. Kerouac affirmait vouloir
garder le classicisme des codes japonais : la marque de saison
(ici le printemps), la simplicité de la scène évoquée, l’amour de
la nature… «Le haïku doit être très simple et libre de toute
astuce poétique, faire une petite image et pourtant être aussi
aérien et gracieux qu'une Pastorella de Vivaldi » disait-il.
Oubliée en revanche la comptabilité en 5/7/5 syllabes, inutiles
selon lui en langue anglaise, langue contractée et «toujours sur
le point d‘exploser». Ici, tout le climat poétique naît de la
marque de saison choisie en ligne 1. Imaginez celle-ci
remplacée par « premiers grands froids » (haïku d’hiver) ou
« nuit de canicule » (haïku d’été), l’irruption de cette
adolescente dans le noir prendrait des couleurs totalement
différentes. Avec la douceur printanière, Kerouac diffuse grâce,
tendresse et spontanéité. On se demandera pendant longtemps
où veut nous entraîner cette jeune fille sortie de nulle part.
Qu’elle est légère, agile, cette main chapardeuse ! A qui appartient-elle ? À une institutrice en mal de fantaisie ? À un élève turbulent des « grandes classes » ? A un parent d’élève qui vient célébrer ainsi la fin de l’année ? Peu importe. A travers ce geste, le haïjin -nom de celui qui écrit des haïkus- nous parle surtout de la part poétique en chacun de nous : celle qui déroge aux règles enfermantes, celle qui est capable de tout pour trouver un peu de beauté là où il en manque, celle qui vénère les pétales plus que l’or. Le poète cisèle là un haïku de printemps parfait : les cerisiers sont en fleurs bien sûr, mais aussi nous sommes dans un espace revitalisant (la cour d’école) près des plus petits des petits (les maternelles)… haïku de renouveau et d’enfance, donc, plein d’insouciance et de cette légèreté (« karumi ») que le maître du genre, Bashö (1649-1694) , invoquait dans cette poésie qu’il a codifiée. Pas plus japonais que ce haïku donc, et pourtant on pense aussi à Prévert, Doisneau… l’esprit de liberté n’est-il pas universel ?