
10 Oct Slam et spoken word, deux voies singulières de la poésie sonore
La poésie sonore, à travers le slam et le spoken word, réinvente l’art des mots en les libérant de la page pour leur donner une nouvelle vie sur scène. Ces formes d’expression, à la croisée de la performance, de la musique et de la poésie, donnent voix à des récits personnels, des révoltes sociales, ou des réflexions philosophiques, en s’appuyant sur le pouvoir unique de l’oralité. Entre l’intensité rythmique du slam et la liberté narrative du spoken word, ces deux courants font résonner les mots avec une force qui dépasse les frontières littéraires traditionnelles.
Depuis les premières manifestations de l’humanité, la poésie a toujours été étroitement liée à l’oralité. C’est à travers la voix, les rythmes et les sonorités que les premiers poètes ont transmis leurs récits, leurs émotions et leur vision du monde. Aujourd’hui, la poésie sonore, à travers le slam et le spoken word, réactualise cette tradition ancestrale en lui donnant des formes modernes et vivantes. Ces deux courants, bien qu’appartenant à la même famille poétique, se distinguent par leurs caractéristiques, leurs pratiques, et les intentions de leurs artistes.
La poésie sonore : aux origines de l'oralité
Bien avant que l’écriture ne devienne le support privilégié de la poésie, les poèmes étaient chantés, déclamés, performés. Dans l’Antiquité, l’épopée, comme l’Iliade d’Homère ou l’Enéide de Virgile, était récitée devant des foules pour transmettre des récits héroïques. Cette dimension orale est au cœur de la transmission poétique, et au XXe siècle, avec l’apparition des technologies de l’enregistrement, des artistes ont cherché à renouveler cette tradition orale.
Dans les années 1950 et 1960, des poètes expérimentaux comme Henri Chopin en France et John Cage aux États-Unis ont joué un rôle fondamental dans l’émergence de la poésie sonore, en manipulant la voix humaine et en explorant ses potentialités musicales et acoustiques. Mais c’est dans les années 1980 et 1990 que la poésie sonore a pris des formes plus populaires avec l’apparition du slam et du spoken word, deux courants qui réintroduisent la parole poétique dans l’espace public, en renouant avec des préoccupations contemporaines et des styles nouveaux.
Henri Chopin — Portrait d’un pionnier de la Sonore (France Culture, 2005)
Slam et spoken word : quand la voix devient musique
Né dans les années 1980 à Chicago, le slam est devenu un espace d’expression libre où chacun peut partager ses mots, ses humeurs et ses luttes, sans autre instrument que la voix. Mais avant d’incarner cette scène populaire et démocratique, le slam obéissait à une rythmique très précise, presque musicale. Il s’agissait alors d’un subtil mélange entre un parler-chanter distinctif – à la manière d’un Serge Gainsbourg des dernières années ou d’un Miossec – et des phrasés empruntés au rap. Un cocktail aussi détonant que difficile à maîtriser, où chaque syllabe devait frapper juste, créant une musique sans instruments. Cette exigence technique a permis au slam de s’imposer comme un art à part entière, où la voix est le seul médium, mais devient pourtant symphonie.
Si le slam est maintenant ancré dans la culture populaire, il doit une partie de son essence au spoken word, un genre qui, comme son nom l’indique, accorde la primauté aux mots et à la parole. Contrairement au slam, le spoken word n’est pas nécessairement structuré comme un poème. Il s’agit plutôt de laisser la parole se dérouler librement, souvent sur fond de musiques urbaines, et de jouer avec les rythmes et les intonations de la voix. Les adeptes de ce genre, notamment des artistes comme les Brand Nubians ou en France Loïc Lantoine, ponctuent leurs textes d’accélérations vocales, de mots syncopés, créant une interaction subtile entre la voix et les sonorités qui l’accompagnent. Le spoken word, moins pratiqué dans les pays francophones, trouve néanmoins ses racines dans les mouvements littéraires militants, comme celui de la Beat Generation.
Les premiers spoken word performers, tels qu’Allen Ginsberg, se servaient d’un accompagnement musical minimaliste pour incanter leurs poèmes, souvent sous l’influence du jazz ou de musiques expérimentales. L’écrivain-poète Ginsberg, dans ses performances hypnotiques, rythmait ses textes avec un fond sonore bidouillé, flirtant parfois avec ce que l’on appelle aujourd’hui la poésie sonore. Ce lien entre musique et parole a aussi traversé le temps pour ressurgir dans le spoken word contemporain.
Loïc Lantoine et The Very Big Experimental Toubifri Orchestra – Le cheveu blanc
Les points communs entre slam et spoken word
Bien que distincts dans leurs pratiques et leurs origines, le slam et le spoken word partagent plusieurs points communs fondamentaux. L’un des éléments clés de ces deux courants est l’importance accordée au texte. Dans ces formes poétiques, la structure classique des chansons, avec couplet et refrain, est souvent abandonnée au profit d’une approche plus libre. La durée des performances s’affranchit des limites traditionnelles de la musique, permettant à l’artiste de s’exprimer pleinement, sans contrainte temporelle.
Ce désir de transcender les formes conventionnelles de la chanson ou de la poésie donne lieu à des expérimentations artistiques stimulantes. Certains artistes, particulièrement audacieux, ont tenté de fusionner slam et spoken word, en y ajoutant leurs propres ingrédients pour créer un style hybride unique. La scène française regorge de groupes innovants qui ont relevé ce défi. Parmi eux, des formations comme Mots Paumés Trio, Nada Roots, ou encore Nevchehirlian.
Une nouvelle scène francophone en pleine ébullition
La scène du slam et du spoken word francophone est aujourd’hui plus dynamique que jamais, portée par des artistes comme Lisette Lombé, Capitaine Alexandre ou Mehdi Krüger, qui font résonner la parole poétique dans des lieux toujours plus diversifiés : des scènes underground aux grands festivals, des podcasts aux performances en ligne. Chacun d’entre eux apporte sa vision unique, que ce soit par la puissance de leur engagement, la beauté de leur poésie ou la fusion audacieuse de genres artistiques.
Ces nouvelles voix font de la poésie sonore un espace de liberté, où les mots prennent corps, et où les identités et les récits se construisent au fil des rimes et des rythmes. Le slam et le spoken word, en tant que reflets de nos sociétés, offrent une tribune à des récits souvent invisibilisés, tout en réinventant la tradition poétique sous un jour nouveau. Leurs voix, à travers la francophonie, dessinent ainsi un vaste paysage sonore qui ne cesse de se réinventer.
Mots Paumés Trio : spoken word à grande vitesse
Le Mots Paumés Trio incarne parfaitement cette hybridation réussie entre slam et spoken word. Avec une dextérité vocale remarquable, ce groupe grenoblois manipule les sons, les rimes et les phrasés tout en préservant une élocution d’une clarté irréprochable. Leur performance vocale évoque les virtuoses de l’acappella dans le hip-hop, sans jamais perdre l’auditeur. Leurs textes ne sont pas de simples jeux de mots, comme ceux qu’affectionnait Boby Lapointe, mais plutôt un jeu permanent avec les mots, où chaque syllabe, chaque sonorité devient un instrument à part entière.
Le Mots Paumés Trio, c’est un spoken word dont on aurait considérablement accéléré le tempo. Comme si l’on écoutait un vinyle 33 tours à la vitesse d’un 45 tours, leurs performances sont pleines de vitalité et d’énergie. Pourtant, cette rapidité ne sacrifie en rien la précision de leur diction ni la qualité littéraire de leurs textes. De thèmes aussi divers que la saturation numérique, le consumérisme ou la quête de sens dans un monde en mutation, le groupe mêle critique sociale et observations poétiques avec une aisance déconcertante.
Mots Paumés & Roberto Negro – Révolte Ou Volupté
Nada Roots : une voix de basse hypnotique
Dans un registre plus intense, le groupe Nada Roots se distingue par la voix profonde et fascinante de son chanteur, qui scande, incante et déclame ses textes avec une énergie inépuisable. Comme Neb & The Nems Band, Nada Roots ne se contente pas de rester dans les limites du slam ou du spoken word. Leur musique se teinte parfois de rap ou de reggae, offrant une diversité sonore unique.
Les textes de Nada Roots se caractérisent par une grande complexité thématique. Impossible d’en isoler un sujet, tant les récits s’entrelacent habilement. Actualité brûlante, expériences personnelles, réflexions philosophiques : tout se mélange avec une pointe d’ironie et un calme fatalisme. Cette capacité à fondre plusieurs thématiques en un seul texte, sans confusion ni lourdeur, confère à Nada Roots une singularité rare dans le paysage de la poésie sonore.
Nada Roots – Des jours où
« Y'a des jours où
j'pleure devant mon âme affligée.
Y'a des jours où
j'meurs pour t'laisser me ranimer.
Qui sait si ce n'est amusé
que j'fait peur au carcajou. »
Frédéric Nevchéhirlian : un voyage poétique et surréaliste
Le nom Nevchehirlian n’est peut-être pas facile à prononcer, mais il est impossible à oublier après avoir vu une de ses performances.
Sur des musiques hypnotiques, souvent répétitives, Fred Nevché navigue entre slam et spoken word, mais dépasse souvent ces catégories en explosant les formats. Chaque texte est une aventure, un flux de mots et d’images qui emporte l’auditeur dans un tourbillon d’émotions. Fred Nevché a su créer un univers unique, à mi-chemin entre la poésie sonore et la chanson expérimentale, consolidant son statut d’artiste incontournable sur la scène contemporaine.
Fred Nevché est notamment connu pour ses reprises de textes de Prévert, dont certains inédits lui ont été fournis par Eugénie, la petite-fille du poète.
Fred Nevché – L’amour est allé voir ailleurs
« Je fume des clopes au souffle de l’antilope
Je plonge sur tes arêtes, cavale dans tes forêts
Je fais des bonds, frise l’atmosphère
Je plie, j’avale les kilomètres
C’est mon antidote »
La nouvelle vague francophone
La scène du slam et du spoken word francophone est aujourd'hui en pleine ébullition, portée par une nouvelle génération d'artistes qui redéfinissent les frontières de la poésie sonore. Si les figures comme Grand Corps Malade ou Abd Al Malik ont ouvert la voie, de nouveaux talents émergent, chacun apportant sa voix singulière et sa vision du monde.
Lisette Lombé : quand la poésie devient activisme
La poétesse nationale de Belgique est la figure incontournable d’une nouvelle poésie sonore engagée. Ses performances, alliant poésie et art visuel, abordent des questions de racisme, d’égalité des genres et de mémoire postcoloniale. Lombé utilise sa voix pour dénoncer les injustices tout en explorant des thématiques identitaires. Ses textes sont de véritables uppercuts littéraires, conçus pour secouer les consciences. Sa poésie, qu’elle soit sonore ou non, est un espace où le mot, avant tout, se libère et s’impose.
Lisette Lombé – Cloé du Trèfle : Pour aller danser
Capitaine Alexandre : le pont entre parole et musique
Poète slameur et romancier, Marc Alexandre Oho Bambe dit Capitaine Alexandre sème des notes et des mots et fait résonner ses racines africaines, offrant une parole vibrante qui oscille entre tradition orale et modernité. Avec des textes puissants et des performances souvent accompagnées de musique live, il aborde des thématiques liées à l’exil, la quête d’identité et l’espoir. Membre fondateur du collectif On A Slamé Sur La Lune, Capitaine Alexandre offre un voyage poétique qui traverse les frontières culturelles et géographiques.
Capitaine Alexandre & André Manoukian – Souviens-toi de ne pas mourir sans avoir aimé
Mehdi Krüger - poésie urbaine et musicalité
Mehdi Krüger se positionne entre le slam et le spoken word, mais aussi entre la poésie et la musique. Cet artiste lyonnais a su marier ces deux formes pour créer des performances rythmées, accompagnées de musique électronique ou de percussions. Ses textes, souvent introspectifs et porteurs d’un regard critique sur la société, s’enchaînent avec fluidité, jouant avec les sonorités de la langue française. Krüger incarne cette nouvelle vague d’artistes qui n’hésitent pas à mélanger les disciplines pour offrir une poésie sonore hybride, ancrée dans son époque.
Mehdi Krüger – Une seconde avant l’impact
Thomas Langlois - la poésie comme une arme blanche
Le canadien Thomas Langlois est une figure montante de la scène slam francophone, reconnu pour ses performances percutantes et sa plume acérée. Vice-champion du monde à la Coupe mondiale de slam, il mêle habilement poésie, introspection et engagement social. Ses textes frappent par leur authenticité et leur force narrative. Avec une diction claire et un rythme maîtrisé.
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