Paroles de sourds : la poésie à travers la langue des signes

Le poète Levent Beskardès © Photo : DR - Éditions Bruno Doucey

Dans un monde où la poésie est souvent associée à la voix, aux sonorités et aux rythmes des mots, il existe une forme de création qui s’affranchit du son et renouvelle l’idée même de l’expression poétique : la poésie des sourds. Elle propose une expérience artistique qui repose entièrement sur le langage des signes, où chaque geste, chaque mouvement devient une composante du poème. Loin d’être un art marginal, la poésie en langue des signes (LSF) offre une nouvelle perspective sur la manière dont les humains communiquent et ressentent la beauté.

Quand le corps devient vers

La poésie des sourds n’est ni un simple transfert de la poésie traditionnelle vers le langage des signes, ni une traduction directe. Elle réinvente la forme poétique en tirant pleinement parti des caractéristiques visuelles, spatiales et kinesthésiques du langage des signes. Chaque mot signé s’accompagne d’une dimension gestuelle et émotionnelle qui dépasse la simple expression verbale. Ainsi, la poésie signée ne se limite pas à dire, elle montre, elle vit.

Prenons un exemple simple. Un poème en langue des signes évoquant la nature pourra utiliser la forme des mains pour imiter le mouvement d’une branche dans le vent, ou la fluidité de l’eau qui coule. Le poète peut jouer avec l’espace, se rapprocher ou s’éloigner du public pour donner une sensation de profondeur ou d’intimité. Le résultat est une œuvre d’art qui ne se contente pas d’être écoutée : elle se regarde, elle s’incarne.

Une poésie en quête d’identité

La poésie des sourds trouve ses racines dans une longue tradition d’expression gestuelle au sein des communautés sourdes. Le langage des signes, souvent marginalisé et relégué à une simple méthode de communication pour les sourds, devient dans ce contexte un vecteur artistique à part entière. Il offre à la communauté sourde une plateforme pour affirmer son identité, sa culture et son histoire.

La poésie en langue des signes permet ainsi de transcender les barrières du silence, mais aussi de déconstruire les stéréotypes liés à la surdité. « Pendant trop longtemps, les sourds ont été perçus comme ‘handicapés’ de la communication, incapables de saisir la complexité de la langue et des arts. La poésie signée prouve le contraire », souligne Jean-Michel Debray, professeur de linguistique spécialisé dans les études sur la surdité. « C’est un art qui enrichit la poésie, qui redéfinit ses contours en montrant qu’on peut créer sans la voix, sans le son. »

De nouveaux horizons pour la poésie

La poésie en langue des signes, qui s’inscrit souvent dans une dimension performative, bouleverse également notre rapport traditionnel à l’écrit et à l’oralité. Alors que la poésie écrite est fixée sur la page et que la poésie orale dépend de la voix, la poésie signée est éphémère. Elle se vit dans l’instant, à travers la performance. Elle ne peut être véritablement appréciée que lorsqu’elle est vue et partagée avec un public. « Elle se situe à mi-chemin entre la danse et le théâtre », explique une jeune poétesse sourde, Amélie Triolet. « Le spectateur ne fait pas qu’écouter un texte, il entre dans un univers visuel et sensoriel. »

Certaines œuvres récentes en langue des signes illustrent parfaitement cette capacité de la poésie à repousser les limites de la forme. L’artiste sourd américain, Peter Cook, est célèbre pour ses performances qui mélangent poésie en langue des signes, mime et théâtre visuel. Lors d’un de ses poèmes intitulé « Hands », Cook utilise ses mains pour symboliser à la fois l’oppression et la libération. Les mouvements lents et contrôlés évoquent la lourdeur de l’oppression, tandis que des gestes soudains et rapides marquent le moment de la libération. Le spectateur est ainsi plongé dans une chorégraphie poétique, où chaque geste raconte une histoire.

Vers une reconnaissance plus large

Malgré sa richesse et sa profondeur, la poésie des sourds reste encore peu connue du grand public. Cependant, elle commence à être de plus en plus reconnue dans les festivals de poésie et les événements artistiques. En 2010, le premier festival international de poésie en langue des signes a eu lieu à Chicago, offrant une plateforme pour les artistes sourds du monde entier. Depuis, de nombreux autres festivals et événements ont suivi, permettant de faire découvrir cet art unique à un public plus large.

La poésie en langue des signes a aussi trouvé des échos dans le monde de la littérature écrite. De nombreux poètes sourds ont publié des recueils dans lesquels la poésie signée est transcrite et accompagnée de vidéos performances, pour offrir une expérience complète au lecteur. En France, le poète Patrick Belissen a publié plusieurs œuvres où il mêle poésie écrite et poésie signée, et milite pour une reconnaissance artistique plus large du langage des signes.

S’asseoir sur les rails
Brigitte Baumié – Éditions Bruno Doucey

Brigitte Baumié : la poésie articulée

Brigitte Baumié, poète et musicienne est en perte d’audition depuis l’âge de 35 ans. Son travail explore en profondeur la question de la traduction entre le vocal et le gestuel, qu’elle voit comme une clé essentielle de notre rapport au monde. Passionnée par la rencontre des langues, elle aime découvrir et partager la poésie des langues « étranges et étrangères ».

Brigitte Baumié anime des ateliers de création poétique multilingues et a fondé l’association Arts Résonances en 1993, à travers laquelle elle mène des recherches sur la traduction poétique en langue des signes. Elle est l’auteure de l’anthologie Les mains fertiles parue en 2015 aux Éditions Bruno Doucey et du recueil S’asseoir sur les rails (2024)

Signe-moi que tu m’aimes
Levent Beskardès – Éditions Bruno Doucey

Levent Beskardès : performeur de silence

Né en 1949 en Turquie, Levent Beskardès est à la fois comédien, metteur en scène, auteur dramatique, poète, vidéaste, dessinateur et intervenant en art et thérapie. Sourd, il est il est membre de l’International Visual Theater et crée des poèmes en langue des signes française, turque ou internationale. Plusieurs de ses poèmes ont été publiés dans l’anthologie Les mains fertiles (2015). Signe-moi que tu m’aimes est le premier recueil de cette figure majeure de la culture sourde.

Les mains fertiles
Djenebou Bathily – anthologie établie par Brigitte Baumié – Éditions Bruno Doucey

Djenebou Bathily, la douce musique des signes

Sourde, Djenebou a découvert la poésie et la façon de la traduire en langue des signes au cours de ses études à l’Institut national de jeunes sourds (INJS). C’est aujourd’hui une artiste polyvalente, ponctuellement comédienne et chansigneuse, conteuse et poétesse mais aussi slameuse. « Les sourds vivent beaucoup de situations de discriminations, et avec le slam ils ont la possibilité de parler, de militer, de lutter pour plein de choses. J’utilise cet art pour m’exprimer et parler de tout ça ». Elle souhaiterait développer le slam à l’oral avec des entendants et des sourds, pour abattre les frontières. Et créer un pont entre ces deux mondes. Elle participe aussi à des ateliers de théâtre et reste passionnée par ce qui touche aux Arts.

François Brajou : jeu de mains

Né en 1989, François Brajou est sourd, poète et comédien. Il s’exprime en langue des signes française (LSF) depuis son enfance. En plus d’être formateur en LSF dans différents établissements, il est également traducteur français/LSF. François fait partie d’Arts Résonances, une association dirigée par Michel Thion et Brigitte Baumié, qui a initié l’ouverture du festival de poésie de Sète à la langue des signes à travers des ateliers poétiques et la traduction de poètes.

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