
06 Mar « Les Cenelles », une anthologie poétique méconnue
Dans le cadre du Mois du patrimoine africain, qui vient de s’achever, il est encore temps de redonner vie à un ouvrage singulier : « Les Cenelles ». Publié en 1845 à La Nouvelle-Orléans, ce recueil de poésie francophone rassemble 84 textes signés par 17 écrivains appartenant à la communauté des « gens de couleur libres ». Un acte de bravoure littéraire en pleine période esclavagiste, où ces hommes noirs affirmaient haut et fort leur humanité et leur égalité intellectuelle.
L’historien afro-américain Henry Louis Gates Jr. ne s’y trompe pas, qualifiant « Les Cenelles » de « première tentative de définition d’un corpus noir » au sein de la littérature américaine. Un témoignage puissant de la culture créole louisianaise, mais aussi un bijou méconnu de la littérature francophone.
Armand Lanusse : plume militante et éducative
L’instigateur du recueil, Armand Lanusse (1812-1868), enseignant et militant des droits civiques, voyait dans l’éducation un rempart contre les préjugés. Dans son introduction aux « Cenelles », il écrit : « De toutes parts, un grand besoin d’instruction se fait sentir. […] Une bonne éducation est une égide contre laquelle viennent s’émousser les traits lancés contre nous par le dédain ou par la calomnie. »
Si Lanusse jouissait du respect de ses confrères blancs, la discrimination pesait néanmoins sur les Créoles d’origine mixte. Ses collaborateurs, enseignants, maçons, cordonniers ou cigariers, partageaient cette réalité difficile. Certains, comme Camille Thierry et Pierre Dalcour, choisiront même l’exil en France pour fuir le racisme américain.
Une poésie romantique au service de la communauté
Les poètes des « Cenelles » maîtrisaient avec brio les règles de la versification française, preuve de leur solide culture littéraire. Inspirés par le courant romantique, leurs textes, empreints de mélancolie et de sentiments d’aliénation, rappellent ceux de leurs modèles littéraires tels que Victor Hugo ou Alphonse de Lamartine.
Les questions d’identité raciale transparaissent subtilement dans leurs poèmes, notamment à travers leurs attentes vis-à-vis des femmes créoles. Lanusse, particulièrement prolifique avec 16 poèmes, dénonce dans « Épigramme » l’hypocrisie religieuse d’une mère créole désireuse de marier sa fille à un homme riche, probablement blanc.
Une symbolique forte à travers la cenelle
Le choix du titre « Les Cenelles » n’est pas anodin. La cenelle, fruit de l’aubépine (Crataegus opaca), pousse dans les marais du Sud américain. Ce symbole évoque, selon l’historien Jerah Johnson, « l’image de petits délices locaux, rares et à la saveur unique, qui luttent pour leur survie dans un environnement hostile ». Une métaphore poétique de la condition des Créoles de couleur dans une société discriminatoire.
Une œuvre pionnière rééditée
Considérée comme une œuvre fondatrice des littératures noires, « Les Cenelles » a ouvert la voie à des écrits plus radicaux après l’abolition de l’esclavage. Rééditée en 2003 par les Éditions Tintamarre, cette anthologie poétique est aujourd’hui accessible à un nouveau public, offrant une plongée précieuse dans l’histoire littéraire et sociale de la Louisiane.
Pour découvrir ce joyau littéraire, rendez-vous à la librairie de l’Arcadie, au 714 rue d’Orléans dans le Vieux Carré de La Nouvelle-Orléans, ou sur le site des Éditions Tintamarre. Un ouvrage à lire, à partager, et à méditer pour mieux comprendre l’héritage poétique et culturel des « gens de couleur libres » de Louisiane.
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