31 Mar La poésie comme seul espace de vulnérabilité possible ?
par Hortense Raynal – poétesse et performeuse
Vulnus. La blessure. La plaie. Le coup. La lésion. Écrire un poème fait vivre la possibilité de l’être vulnérable. La faille. Un poème est une faille. Une brèche dans laquelle on peut entrevoir une vulnérabilité. Et se montrer vulnérable est un risque : c’est surtout le signe que l’on fait confiance à celle ou celui qui va lire notre poème.
Elle est peut-être là, la vraie résistance. Continuer de faire confiance.
Continuer de croire que l’autre ne va pas nous porter le vulnus mortis, le coup mortel. Symboliquement ou littéralement.
D’ailleurs, le vers de poésie provient du latin versus qui signifie tourné (participe passé du verbe vertere, tourner), c’est-à-dire le mouvement de rotation qui désignait à l’origine celui de la charrue au bout d’un sillon. Par déplacement sémantique allant du concret au métaphorique, ce sillon de la terre est devenu celui de la page. Il est, je plaide coupable, plaisant pour une poétesse qui écrit les terres de me rappeler cela. Mais si je l’écris ici, c’est plutôt pour dépasser ce constat étymologique et faire le rapprochement avec une autre manière latine de nommer les sillons tracés par la charrue dans les champs : vulnus aratri, les entailles dans la terre.
Les mots du poème, des blessures que le poète ou la poétesse avoue.
Ces traits noirs sur la feuille blanche, des marques parfois encore chaudes de sang, parfois cicatrisées, avec le temps.
Une autre chose me tracasse en ce moment, – oui, les poétesses ont des tracas. C’est cela qui les fait écrire. Anne Sylvestre, dans un des derniers entretiens qu’elle a donné avant de disparaître en 2020, déclarait : “Moi, sereine ? Jamais ! C’est la mort de l’écrivaine, la sérénité” – c’est le temps poétique.
La poésie telle qu’elle s’écrit n’est pas un arrêt, une pause, une parenthèse, ou tout autre synonyme qu’il ne serait pas utile ici d’écrire tant une énumération qui contient déjà plus de trois synonymes est agaçante n’est-ce pas. Elle est langue faite mouvement.
La poésie est toute entière mouvement.
Pas (plus ?) de contemplation ou, pire, de slow life qui tienne, non, ce qui est considéré comme slow ou contemplatif à tort est simplement un rythme acceptable, humain. Lorsqu’elle est lue, à la limite, elle peut parfois être un répit. Et j’utilise le mot répit à dessein. À l’heure où l’on interdit des mots de l’autre côté de l’Atlantique, il faut bien utiliser les mots que l’on désire.
Que veut dire résister ? Si on s’attarde un temps soit peu sur ce mot, on y décèle rapidement une notion de durée. La robustesse. J’ai lu ce mot chez Oliver Hamant. Être robuste. Tenir longuement, c’est ça résister. Peu importe l’époque, guerre ou pas guerre, qui l’on est ou ce que l’on a mangé ou pas mangé à midi. Tenir, robuste, droite, solide, sur la durée. Et pour cela, accepter la blessure, qu’elle soit personnelle ou mondiale, accepter de la montrer dans le poème est un bel acte de résistance. Être robuste, c’est savoir être faible souvent. Plier mais ne pas céder, dirait l’autre.
Lorsque quelqu’un s’interroge “mais résister à quoi, au juste ?”, Guillaume Richez écrit “il me paraît plus intéressant de regarder ce que chacune et chacun fait.”. Et je pense à des mots que je mastique en moi depuis longtemps : « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence [ou de la raison, selon les traductions] à l’optimisme de la volonté ». Il s’agit de ceux de Gramsci. Et bien je crois que le poème possède cet optimisme de la volonté. Le verbe “faire”, j’y crois vraiment (dur comme). Le métier de vivre, dit Pavese, c’est avant tout un métier, c’est donc avant tout quelque chose que l’on fait, chaque jour. C’est ça, tenir.
En parlant de roseau. Continuer de dialoguer avec son environnement – et je n’écris pas “nature”, la “nature” n’existe pas, nous sommes la nature (Descola). Je suis la nature. La poétesse est au milieu des choses pas en leur centre, en relation (Glissant) avec les autres pas à côté d’eux, dans le monde pas face à lui, avec la terre, pas sur la terre (Nous sommes des marécages) – me semble aussi un fait de résistance. Converser réellement, au lieu d’opposer sa bulle aux autres bulles. Faire bulbe plutôt que bulle. “Le rêve d’un langage commun”, dirait Adrienne Rich.
Cette année, le mois de mars fut volcanique.
Un volcan gronde pendant longtemps, il se prépare, il rumine – comme la vache (on ne me changera pas) -, il fulmine, il macère, avant d’exploser. Ça travaille. Ça monte en pression. Son travail est souterrain avant tout. La poétesse ou le poète avance comme un lombric sous la terre pour faire germer l’erba d’agram comme on le dit en occitan. La mauvaise herbe, la pousse folle, le chiendent. Celle qui fait germer les idées fantasques, joyeuses, espiègles et colériques à la fois !
Un volcan est une ouverture dans la croûte terrestre, on retrouve là encore les entrailles de la terre. La poésie, une brèche dans ta routine.
De la même manière que dans Nous sommes des marécages j’invitais à stagner comme le marécages, se reposer un peu, regarder autour de soi, j’invite à faire comme le volcan. Je n’entends pas par là érupter toutes les cinq secondes. Mais plutôt gronder en soi. Cultiver ce grondement. Cette rumeur naissante. Au cœur de nos organes. Cuisiner son magma, ses cendres ou sa nuée ardente (ça, cela dépend du poète).
Convoquer pour soi,
et donc pour les autres,
une lave qui dure.
Hortense Raynal
Le corps en poésie
Née en 1993 en Aveyron, Hortense Raynal est une poétesse et performeuse française. Diplômée de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, elle est également titulaire d’un Master en Littérature Française de la Sorbonne. Après une année d’enseignement au sein de l’Éducation Nationale, elle se consacre pleinement à la création littéraire et scénique.
Son premier recueil, Ruralités, paru en 2021 aux éditions Les Carnets du Dessert de Lune, préfacé par Marie-Hélène Lafon, explore ses racines rurales. Ce recueil a été récompensé par le Prix du premier recueil de poésie de la Fondation Antoine et Marie-Hélène Labbé en 2022. En 2023, elle publie Nous sommes des marécages chez Maelström, finaliste des Prix CoPo et Ganzo Révélation 2024. Son troisième ouvrage, Bouche-fumier, paru en mars 2024 dans la collection Sorcières des éditions Cambourakis, est considéré comme son art poétique. En 2025, elle prévoit la sortie d’Abandons aux éditions de La Crypte.
Résidant actuellement dans les Alpes-de-Haute-Provence, Hortense Raynal est également reconnue pour ses performances scéniques. Formée aux arts du mouvement, son travail fusionne la poésie et la performance physique, créant des expériences immersives qui interrogent la saturation de la langue et la polyphonie de la pensée. Elle a notamment participé à des festivals tels qu’Actoral à Marseille et a été résidente à La Factorie en 2020.
En 2021, elle fonde Mater, un projet visant à rassembler le matrimoine poétique en invitant des poétesses contemporaines à échanger sur leur travail et leur vision de la poésie. Son engagement pour la diffusion de la poésie se manifeste également par des publications dans de nombreuses revues et anthologies, ainsi que par des interventions en milieu scolaire et lors de conférences.
À travers une œuvre qui mêle intimement écriture et oralité, Hortense Raynal s’affirme comme une figure montante de la poésie contemporaine française, explorant les liens entre langage, corps et territoire.
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