
16 Avr Orogénie et autres poèmes français
Orogénie et autres poèmes français
Alfredo Gangotena – édition établie & préfacée par Émilien Sermier – Éditions L’oncle d’Amérique

« Oh ville couronnée de salives,
De fiente et de crachats !
Oh ville ! c’est donc toi l’asile d’ébène,
L’Enfer dans toute la force de ses possibilités,
De ses déjections ?
Rongé de taches, d’humidités mauvaises,
Ce grand soleil des astres
Te maudira, te maudira ! »
(Nuit, extrait)
On voit quelquefois paraître des livres qui normalement ne paraissent pas. Cette citation de Roberto Bolaño, placée en exergue sur le site de L’Oncle d’Amérique, résume bien la réapparition inespérée d’une voix poétique oubliée : celle d’Alfredo Gangotena. Avec la publication, de Orogénie et autres poèmes français, les éditions L’Oncle d’Amérique offrent une traversée dense et sidérante de l’œuvre d’un poète équatorien qui écrivit toute sa poésie en… français.
Né à Quito en 1904, Alfredo Gangotena débarque à Paris à seize ans pour y poursuivre ses études d’ingénieur. Rapidement absorbé par les milieux littéraires d’avant-garde, il publie dans Intentions, Commerce, La Revue Européenne et lie amitié avec Jean Cocteau, Max Jacob, Jules Supervielle ou encore Henri Michaux, qui évoquera leur voyage en Équateur dans son célèbre Ecuador (1939).
Entre 1928 et 1938, Gangotena publie trois recueils marquants : Orogénie, Absence et Nuit. Ces textes, rassemblés aujourd’hui dans une édition critique établie par Émilien Sermier, tracent une œuvre poétique traversée par l’exil, la mystique et une géologie de l’âme aussi instable que les Andes de son enfance.
Une langue étrangère qui devient territoire
Alfredo Gangotena écrit en français comme d’autres sculptent dans le basalte. Sa poésie, à la fois tellurique et abstraite, semble dialoguer avec les forces élémentaires, les ombres de la métaphysique, les arêtes du désir. Dans Orogénie, la montagne devient métaphore de l’élan vital, de la transformation intérieure. Rien de pittoresque ici : la cordillère est un organisme vivant, comme la langue.
« Orogénie n’est pas un recueil descriptif, mais un acte tectonique », écrit l’éditeur Antoine Chareyre. « Gangotena n’écrit pas sur la montagne : il écrit en montagne, à même la matière, au bord de la rupture. »
Réception critique et réhabilitation tardive
Longtemps marginalisée, l’œuvre de Gangotena fut partiellement redécouverte grâce à Claude Couffon dans les années 1980. Mais il aura fallu attendre ce début d’année 2025 pour qu’un travail d’édition ambitieux rassemble, dans une même publication, ses textes majeurs, accompagnés d’essais, de notes et d’hommages de Jean Cassou, Antonin Artaud ou Gonzalo Zaldumbide.
Lire Orogénie et autres poèmes français, c’est entrer dans une langue étrangère à elle-même, habitée, trouée, flamboyante. Gangotena, mort prématurément à 40 ans, n’a pas eu le temps d’écrire une œuvre monumentale. Mais ce qu’il laisse est un sillage. Un météore linguistique. Une chambre d’échos pour lecteurs exigeants.
Un poète venu des cimes, et qui, presque un siècle plus tard, trouve enfin l’oreille qu’il mérite.
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