
24 Avr Marelle
Marelle
Julia Peker – Préface de Jean-Louis Giovannoni, dessins d’Ena Lindenbaur – Éditions L’Atelier contemporain

« Pièce par pièce
tu montes les murs
d’une maison aveugle
dans ta bouche encombrée
les mots se collent à tes dents
brique sur brique
retenu vif
tu t’impatientes
sans trouver d’abri
dans tes yeux ouverts
la peur d’être vu
de trahir la main qui te berce
pas à pas je te fais signe
glisse entre deux lego
où tu poses une fenêtre »
(La fenêtre, extrait)
Il arrive parfois que la poésie s’invite là où on ne l’attend pas. Non pas sur les hauteurs éthérées du lyrisme, mais au ras des jours, dans les lieux discrets où la parole balbutie, se cherche, se cogne contre ses propres murs. C’est précisément dans cet espace-là — celui d’un Centre Médico-Psychologique, dans l’intimité des consultations avec des enfants et des adolescents — que Julia Peker, psychologue clinicienne et psychanalyste, fait entendre sa voix. Une voix qui écoute, accueille, répond, mais surtout, une voix qui écrit.
Marelle, qu’elle sous-titre subtilement « recueil de poèmes cliniques », n’est pas seulement un livre de poésie, ni tout à fait un carnet de bord thérapeutique. C’est un territoire entre les deux, un espace de fragile équilibre, où le poème se fait prolongement de l’écoute, relais de la rencontre. Chacun des textes reprend, en creux, une séance, une parole, une histoire confiée — mais sans jamais céder ni au récit psychologique, ni à la tentation du témoignage brut. Car ici, la poésie n’est pas illustration : elle est partie prenante du soin, opérante, active, attentive à ce qui ne se dit pas.
Dès les premières pages, une évidence s’impose : l’écriture de Julia Peker travaille au plus près de l’invisible. Elle accueille les silences, les balbutiements, les hésitations de l’enfant empêtré dans ses mots, bloqué dans sa douleur. Elle capte ces moments suspendus, ces tentatives d’adresse où la peur de dire côtoie le désir d’être entendu :
« dans ta bouche encombrée / les mots se collent à tes dents / brique sur brique / retenu vif / tu t’impatientes / sans trouver d’abri… »
Ce qui bouleverse dans ces poèmes, c’est justement la retenue. Pas d’effets, pas de pathos. Julia Peker reste à distance respectueuse, mais avec une intensité qui ne lâche pas. Elle écrit comme elle écoute : sans forcer, mais en tenant. Car il s’agit bien de cela : tenir dans le temps, rester là, « même si c’est de peu », pour que, peut-être, quelque chose puisse se dire, que le chant puisse « un jour reprendre ».
Une poésie du désir, entre jeu et soin
Ce qui fait la singularité de Marelle, c’est aussi son choix d’assumer la place du « je » sans l’imposer. Car ce « je » reste en retrait, il n’est pas le centre mais un point d’adresse, tendu vers le « tu » de l’enfant. Une adresse qui ne cherche pas à savoir à la place de l’autre, mais à ouvrir, à frayer une voie. L’écriture ici n’explique pas, elle accompagne. Elle joue. Et ce mot n’est pas un hasard : le jeu est au cœur même de cette pratique, au croisement du soin et de la création. Il est cette marge de manœuvre, cet espace où l’enfant peut tenter, essayer, déplacer les règles trop serrées de son monde intérieur.
Il y a dans ces poèmes une fidélité à l’enfance, non pas idéalisée, mais réelle, traversée d’angoisses, d’attentes, de colères, d’éclats. Et une volonté tenace de préserver cette singularité contre toute réduction, toute catégorisation psychiatrique, toute nosographie trop hâtive. La poésie, ici, devient un contre-pouvoir face au diagnostic, un lieu où l’enfant n’est plus défini par ses symptômes mais par sa capacité à créer, à jouer, à dire autrement.
Écrire dans l’après-coup, relancer la créativité
Dans sa préface, Jean-Luc Giovannoni souligne justement que cette poésie « travaille directement avec les parts invisibles de notre psychisme ». C’est bien là la force de Marelle : relancer, dans l’après-coup de la séance, le processus de créativité psychique par celui de la création poétique. Rebattre les cartes de l’entretien clinique, déplacer les coordonnées symboliques, introduire du jeu là où tout semblait figé.
Chaque poème devient ainsi une nouvelle adresse, non seulement à l’enfant, mais aussi à nous, lecteurs, pris à témoin de ce travail d’écoute et d’écriture. Car Julia Peker ne s’adresse pas qu’à ses patients : elle nous invite, nous aussi, à entendre autrement, à recevoir cette parole fragile, à faire place au vacillement du sens.
Une marelle pour traverser l’espace du soin
Le titre, Marelle, n’est pas anodin. Il dit le jeu, bien sûr, mais aussi le déplacement, les cases qu’on franchit une à une, la pierre qu’on lance devant soi, l’équilibre précaire entre ciel et terre. Il dit ce cheminement qui ne va jamais tout droit, mais qui progresse, parfois maladroitement, entre les mots, entre les silences, entre les lignes.
En cela, le recueil de Julia Peker est bien plus qu’un exercice littéraire : c’est une tentative d’établir un pont, de maintenir vivante la question du soin, de l’écoute, de la parole, là où tant d’enfants se retrouvent pris dans l’étau de la souffrance. Une poésie discrète, mais essentielle, qui sait, comme l’écrit l’autrice, « bricoler, s’il le faut, du provisoire » — parce que parfois, c’est déjà beaucoup.
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