Les poètes francophones à l’opéra, d’aventures en mésaventures

Photos : © DR -Opéra Garnier - wikimedia

L’opéra, art total par excellence, semble paradoxalement avoir longtemps tenu la poésie à distance. Tandis que la musique et les voix captivent le public, le livret, souvent relégué au second plan, peine à s’imposer. Et pourtant, nombre de poètes francophones se sont aventurés à écrire pour la scène lyrique. Peu s’y sont illustrés durablement, beaucoup y ont connu revers et frustrations.

La naissance de l’opéra français : entre prestige royal et soumission musicale

En 1671, l’opéra en langue française naît avec Pomone de Lully, sur un livret de Pierre Perrin. Très vite, Lully évince son librettiste pour s’attacher les services du dramaturge Philippe Quinault. Ensemble, ils imposent la « tragédie lyrique », fusion de théâtre, de musique, de danse et de décors spectaculaires. Le librettiste, contraint par la structure musicale, écrit sous la coupe du compositeur. Quinault connaîtra pourtant disgrâce temporaire, remplacé un temps par Bernard Le Bouyer de Fontenelle, poète et homme de science, dont l’expérience restera ponctuelle.

Rousseau, Beaumarchais, Hugo : les poètes à l’épreuve de la scène

Au XVIIIᵉ siècle, Jean-Jacques Rousseau tente l’aventure complète avec Le Devin du village, écrivant texte et musique. L’œuvre, malgré ses faiblesses musicales, rencontre un large succès. Mais Rousseau lui-même se montre critique envers la musique française, et ses essais ultérieurs (Pygmalion, Daphnis et Chloé) seront peu remarqués.

Beaumarchais, pour sa part, écrit Tarare en 1787, opéra visionnaire aux accents révolutionnaires, mis en musique par Salieri. Le livret, dense et engagé, provoque la controverse mais anticipe les bouleversements politiques. Malgré un réel succès initial, l’œuvre disparaîtra rapidement des scènes.

Victor Hugo, grand amateur de musique mais farouche défenseur de la pureté poétique, se laisse convaincre par la compositrice Louise Bertin pour adapter Notre-Dame de Paris. L’opéra La Esmeralda (1836), dirigé par Berlioz, est un échec. La misogynie du milieu, les attaques politiques et la sévérité de la critique condamnent cette œuvre ambitieuse. Hugo ne retentera jamais l’expérience, bien que nombre de ses pièces seront adaptées à l’opéra par d’autres.

XIXe siècle : âge d’or lyrique, rare présence poétique

L’explosion de l’opéra au XIXᵉ siècle voit les grands noms (Gounod, Bizet, Massenet, Offenbach) s’appuyer sur des librettistes professionnels. Quelques poètes s’y aventurent néanmoins.

Jules Verne, poète et parolier avant de devenir romancier, écrit plusieurs livrets avec Aristide Hignard, notamment Monsieur de Chimpanzé. Mais avec le succès littéraire de Cinq semaines en ballon, il abandonne l’opéra.

Émile Zola collabore avec Alfred Bruneau pour Messidor ou L’Ouragan, oratorios lyriques aux thèmes wagnériens. Il cherche un opéra naturaliste, porteur d’un souffle humaniste. Mais sa position dans l’affaire Dreyfus nuit à la réception de ses œuvres.

Catulle Mendès, poète fécond et mondain, écrit une dizaine de livrets, souvent pompeux et datés. Si Ariane et Bacchus (Massenet) émergent brièvement, l’ensemble de son œuvre lyrique sombrera dans l’oubli.

Jean Richepin, poète anarchiste devenu académicien, écrit Le Mage pour Massenet puis Le Chemineau, succès populaire, et Miarka, fable gitane qui connaîtra quelques reprises.

XXe siècle : l’émancipation du livret, l’âge de la poésie lyrique

Le XXe siècle marque une rupture : moins de fastes, plus d’intériorité. La musique épouse le verbe.

Debussy, fasciné par la pièce de Maeterlinck Pelléas et Mélisande, crée une œuvre radicalement nouvelle en 1902. L’opéra abandonne les airs au profit du parlé-chanté, et la musique se coule dans la langue. La querelle entre Debussy et Maeterlinck autour de la distribution témoigne toutefois de la tension persistante entre poète et compositeur.

Maeterlinck récidive avec Ariane et Barbe-Bleue pour Paul Dukas, conférant au personnage féminin une force symbolique nouvelle. Le rôle d’Ariane devient emblématique d’un opéra plus psychologique et féministe.

La Suisse Charles-Ferdinand Ramuz collabore avec Stravinsky pour L’Histoire du soldat, Les Noces ou Renard, des œuvres pour petit effectif, pensées pour des scènes modestes et mêlant narration et musique. Cette veine poétique et minimaliste renouvellera durablement la forme opératique.

Maurice Ravel s’associe à Colette pour L’Enfant et les Sortilèges (1925), opéra enchanté où un enfant affronte ses propres débordements. La fantaisie y côtoie la psychologie fine, portée par une écriture musicale éclectique.

Francis Poulenc, proche d’Apollinaire, adapte Les Mamelles de Tirésias, manifeste surréaliste en faveur de la natalité, puis travaille avec Jean Cocteau sur La Voix humaine, monodrame poignant d’une rupture amoureuse au téléphone.

Jean Cocteau, artiste aux multiples talents, multiplie les expériences lyriques : Le Pauvre Matelot (Milhaud), Antigone (Honegger), Œdipus Rex (Stravinsky). Son écriture scénique, inspirée du fait-divers ou du mythe, exige une musique au service du drame.

Paul Claudel, fervent chrétien et diplomate, s’impose comme librettiste majeur dans ses collaborations avec Milhaud (L’Orestie, Christophe Colomb) ou Honegger (Jeanne au bûcher), imposant une vision où le texte prime sur la musique.

De Vian à Bécaud : l’opéra dans la variété

Boris Vian, féru d’opéra, collabore avec Georges Delerue pour Le Chevalier de neige, puis avec Darius Milhaud pour Fiesta. Ses œuvres, pleines de verve et d’ironie, anticipent un opéra plus populaire et accessible.

En 1962, Gilbert Bécaud compose L’Opéra d’Aran sur un livret de Pierre Delanoë et deux co-auteurs. Très critiqué en France, l’opéra rencontre un grand succès aux États-Unis, preuve que la variété peut parfois féconder le genre lyrique.

Aujourd’hui : quelques résiliences

L’entrée dans le XXIe siècle voit l’opéra confronté à une raréfaction de la création. Les coûts, les attentes du public et les transformations culturelles restreignent les initiatives. Mais quelques duos remarquables subsistent.

La compositrice finlandaise Kaija Saariaho s’associe à l’écrivain Amin Maalouf pour L’Amour de loin (2000), Adriana Mater (2006) et Émilie (2010). La modernité musicale y épouse les préoccupations poétiques du monde contemporain.

L’aventure des poètes à l’opéra a rarement produit des chefs-d’œuvre. L’exigence de la forme, les contraintes musicales, les pressions de la scène ont souvent bridé l’expression poétique. Pourtant, quelques tentatives ont laissé des œuvres fortes, modernes, parfois en avance sur leur temps. À l’heure des formes hybrides, l’opéra pourrait redevenir un lieu d’alliance entre voix, verbe et musique. À condition que poètes et compositeurs s’y entendent.

Patrice Alzina est auteur, conférencier et essayiste. Il est également le lauréat 2025 du prix Yves Barthez de l’essai littéraire décerné par l’Académie des Jeux Floraux.

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