
26 Mai Lettres

« Si je tombe, comprenez-vous,
Qui vous regardera d'amour
Une dernière fois ?
Le miroir ne renverra rien,
On ne verra plus les oiseaux,
Tout disparaîtra. »
(Lettres, extrait p.36)
Trois projectiles. Trois fragments d’un corps mystique qui parlerait encore, malgré la dislocation. Rien ici de limpide : pas de récit, pas de trame. À la place, une tension. Une adresse. Quelqu’un vous parle, et vous ne savez pas encore si c’est un dieu, votre mère ou votre propre voix, revenue d’un autre âge.
Première lettre
La première voix est celle d’un peintre. Mais ce n’est pas lui qu’on voit. C’est le sol. L’air. L’ombre d’un caillou à midi. On dirait que le poème tient un pinceau, mais ce qu’il peint, c’est l’acte même de voir. Pas la vue. Le regard. Avec ses hésitations, ses repentirs. Ce n’est pas un chant, c’est un souffle court. Une prose sèche, tenue, qui refuse la grandiloquence. Et pourtant quelque chose prie, là-dessous. Une prière sans temple, une foi sans nom, adressée à la matière même. Il faut s’incliner devant le visible, dit-il, mais sans l’adorer. Juste l’épouser. Même brièvement. Même par erreur.
Deuxième lettre
Et puis surgit cette mère. Une figure hachée, à la syntaxe nerveuse. Elle parle comme une gifle. Pas de tendresse, pas de pardon. C’est une mère qui exige, pas qui console. Une vieille autorité qui s’est effritée mais qui ne lâche pas le manche. Elle en veut. À ses enfants ? Au temps ? À elle-même ? Impossible à dire. Ce qui est sûr, c’est qu’elle ne demande rien. Elle somme. Elle écrit pour que ça cesse, ou que ça recommence autrement. On sent dans chaque mot une colère ancrée, presque géologique. Comme si le poème avait été gravé dans le grès à la main nue. Il y a du feu ici, pas de lumière. Et ce feu réclame quelque chose de nous, qu’on n’a pas envie de donner.
Troisème lettre
La dernière lettre est la plus lointaine, et la plus intime. On dirait un chant revenu du fond d’un gouffre. L’auteur s’adresse à Rome, mais c’est peut-être à l’exil qu’il écrit. À la perte. À l’abandon. Il y a dans cette voix quelque chose de brisé et digne. Une musique sourde, comme si le texte avait été rédigé à la lueur d’un feu de camp dans une langue oubliée. L’exil y est moins une punition qu’un principe vital. On n’en revient pas, parce que c’est là qu’on devient. Et le poème s’épuise à dire cela : comment la langue se fracture, et comment c’est dans cette fracture que naît une autre manière de dire – donc de vivre.
Ces trois lettres ne racontent rien. Elles font quelque chose. Elles nettoient. Elles engagent. Elles parlent à ce qui, en nous, persiste à vouloir croire – sans y parvenir tout à fait. C’est peut-être ça, leur puissance : pas dans leur contenu, mais dans leur posture. Le livre entier tient sur une corde raide tendue entre la foi et la lucidité, entre le désir d’un lien et la conscience qu’il est foutu d’avance. Et pourtant, on continue d’écrire. De prier. D’appeler.
On referme ce livre un peu cabossé, un peu saisi. Avec cette sensation étrange d’avoir été sommé de revenir à l’essentiel – sans qu’on nous ait jamais dit ce que c’était.
Et ça, c’est rare.
Maria Mailat
Publié à 13:28h, 27 maiMerci envie de lire. Achat prévu au marché de la poésie à Paris