02 Juin Vitalité de la poésie
par Jean-Yves Reuzeau
Ces dernières années, notamment depuis la période Covid, l’intérêt pour la poésie s’est nettement amplifié. À tel point que les ventes de livres du genre sont un des rares secteurs de l’édition en progression. Il n’est plus surprenant que certains recueils parviennent à s’écouler à plusieurs milliers d’exemplaires. Le premier livre de poésie de Cécile Coulon, cas certes exceptionnel, a ainsi dépassé les 50 000 exemplaires vendus, recevant au passage le prix Apollinaire.
Les ventes du domaine ont progressé de 17 % en chiffre d’affaires en 2024, pour 1,6 million de livres de poésie vendus (selon l’institut d’études de marché GfK). Il en a souvent été ainsi en période de dérèglement ou de crise (belliciste, politique, sanitaire, écologique, existentielle ou autre). On a ainsi jamais autant lu et écrit de poésie que durant la Première (Apollinaire, Soupault, Cendrars) et la Seconde Guerre mondiale, où les poètes de la résistance ont eu les mots pour armes, sachant faire circuler leurs textes avec ingéniosité et efficacité (Aragon, Desnos, Éluard, René Char, etc.). Autre exemple, parmi tant d’autres, avec la poésie polonaise qui a connu une période faste dans les années 1970, avec les Stanislaw Baranczak, Julian Kornhauser, Ewa Lipska et autres. Une génération qui, grâce aux publications clandestines (samizdat), a su (comme celle nommée « Génération 56 », avec les Zbigniew Herbert, Tadeusz Rosewicz ou Wislawa Szymborska) s’opposer à la censure et à la mainmise du pouvoir sur les libertés. Ces poètes témoins et rebelles de leur époque ont marqué l’histoire.
Pierre Seghers (1906-1987), lui aussi résistant de la première heure, hissa toujours la poésie au rang d’art insurgé. Il créa les éditions qui portent son nom dès 1944, imposant des collections mythiques comme « Poètes d’aujourd’hui » et « P.S. » (collection de poche de poésie avant l’heure, relancée en 2025), défendant souvent la poésie la plus contemporaine. En 1969, il cède sa maison à Robert Laffont. Sur une idée de Pierre Seghers et Pierre Emmanuel, le maire de Paris d’alors décide la création de la Maison de la Poésie de la Ville de Paris.
L’occasion est belle de rendre hommage à Bernard Delvaille. Celui-ci prend bientôt la direction des éditions Seghers qu’il dirigera jusqu’en 1987. Ce grand défenseur de la poésie de son temps, lui-même poète et membre du jury des prix Apollinaire et Max-Jacob, sera un formidable anthologiste. Il a joué un rôle primordial dans l’éclosion d’une génération de poètes, d’abord en 1974, en réalisant La Nouvelle poésie française, l’épatante anthologie sous couverture blue jean qui contribua à imposer avec audace et clairvoyance de très jeunes poètes comme Daniel Biga, William Cliff, Matthieu Messagier, Jean-Pierre Otte, Claude Pélieu, Christian Prigent, James Sacré, Eugène Savitzkaya, André Velter ou Franck Venaille. Delvaille défendra également la collection « L’Année poétique » qui présentait chaque année les textes des poètes marquants de leur temps, autant des inconnus que des auteurs incontournables. Un livre pour lequel les vrais passionnés de poésie se ruaient à parution en librairie pour saisir la vitalité de la création. Cette anthologie emblématique des éditions Seghers vient de renaître en 2025, placée sous le signe de l’« esprit de résistance », thème bien révélateur de notre époque chaotique et menaçante. Ce livre de 400 pages offre des textes inédits d’une centaine d’auteurs francophones et présente un large panorama de l’actualité poétique. Toutes générations représentées, tous courants poétiques réunis, l’ouvrage réunit autant les auteurs majeurs que les nouvelles voix apparues, le plus souvent féminines (Sara Bourre, Julia Lepère, Julie Nakache, Pauline Picot, etc.). Les auteurs récemment disparus ne sont pas oubliés. La liste s’avère cruelle avec la disparition de poètes de tout premier plan comme Guy Goffette, Charles Juliet, Jacques Réda ou Annie Le Brun.
Les revues et les anthologies, avec les réseaux et les sites spécialisés, restent les meilleures portes d’entrée pour découvrir ou suivre l’évolution de la poésie contemporaine. Tous ces lieux de propagation du poème permettent de partir en quête des livres d’importance. Chaque année, ils sont aidés par des manifestations et des initiatives disséminées en France, en Belgique, en Suisse, au Québec et ailleurs. En librairie avant tout, où les tables et les rayons spécialisés s’agrandissent, où des rencontres régulières entre écrivains et public sont organisées. Les ateliers d’écriture animés par des poètes se multiplient. En bibliothèque, dans des théâtres ou des cabarets littéraires, dans des maisons de la poésie, dans des festivals, la tradition orale reprend de la vigueur et attire un public rajeuni ou prétendu perdu pour la poésie. Même si les ministères de la Culture et de l’Éducation pourraient davantage faciliter l’accès des poètes dans les écoles afin de faire découvrir la poésie contemporaine aux jeunes lecteurs. Les choses ont toutefois commencé à bouger depuis que la poète québécoise Hélène Dorion, avec son recueil Mes forêts, est devenue la première femme vivante à figurer au programme du baccalauréat. Du coup, elle a reçu le Grand Prix de poésie de l’Académie française, a intégré la collection « Poésie / Gallimard » et vient même de faire son entrée dans le Petit Larousse illustré. Des lecteurs qui s’étaient écartés d’une poésie soi-disant trop hermétique la retrouvent au-delà de la page, face aux auteurs sur scène.
Tout cela est surtout rendu possible grâce au dynamisme parfois héroïque d’éditeurs indépendants (comme Arfuyen, Les Carnets du Dessert de lune, Le Castor Astral, Cheyne, L’herbe qui tremble, LansKine, Lurlure, Maeslström, La Rumeur libre, Tarabuste, Unes et tant d’autres…) dont certains ont même lancé le défi de créer des collections de poche à un prix attractif. Plus d’une centaine d’exposants animent ainsi chaque année en juin (du 18 au 22 en 2025) le Marché de la Poésie, place Saint-Sulpice à Paris. Ce principal rassemblement hexagonal des poètes, des lecteurs, des revues et des éditeurs de poésie attire plus de 50 000 visiteurs. Une formidable aventure débutée en 1983. Le Printemps des Poètes, manifestation phare de la poésie depuis 25 ans, provoque chaque mois de mars l’éclosion de plus de 15 000 manifestations. La vitalité de la poésie semble par conséquent devenue très visible. Ce genre littéraire reste plus que jamais destiné à surprendre, à troubler souvent, à stimuler toujours le lecteur. Il vise sans cesse à explorer, bouleverser et réinventer la langue.

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Esprit de résistance – L’Année poétique : 118 poètes d’aujourd’hui
Collectif – Sélection de Jean-Yves Reuzeau
Jean-Yves Reuzeau
Jean-Yves Reuzeau est poète et éditeur. En fait, avant tout éditeur des poètes. Il est l’auteur d’anthologies, de poèmes, de récits et de biographies de Jim Morrison et de Janis Joplin (Gallimard). En 1974, étudiant en « Carrières du Livre », de retour d’un long stage au Québec avec Marc Torralba, il imagine en plein ciel entre Montréal et Paris les éditions Le Castor Astral. Une maison qu’il a animées pendant 50 ans, toujours restées farouchement indépendantes. Soit 1 400 titres parus dont les œuvres poétiques complètes de Tomas Tranströmer, prix Nobel de littérature, ou de Richard Brautigan, et de tant d’autres poètes venus de tous les horizons. Il a parallèlement travaillé dix ans pour le label Elektra, celui de Jim Morrison et des Doors. Il a aussi dirigé les revues Jungle et Inuits dans la jungle. Il est désormais responsable de la collection « L’Année poétique » aux éditions Seghers, membre du jury du prix Apollinaire et éditeur d’une très suivie Anthologie permanente sur Facebook (plus de 200 poètes déjà présentés)
Une anthologie au cœur des tumultes contemporains
Parue en janvier 2025 aux éditions Seghers, l’anthologie Esprit de résistance – L’Année poétique : 118 poètes d’aujourd’hui, marque le retour de la collection mythique « L’Année poétique », initiée dans les années 1970. Ce recueil rassemble des voix francophones issues de divers horizons — France, Québec, Haïti, Liban, Maroc, Roumanie, Djibouti — unies par une volonté commune : faire de la poésie un acte de résistance face aux désordres du monde.
Les 118 auteurs, nés entre 1929 et 2001, offrent une mosaïque de textes inédits, témoignant de la vitalité et de la diversité de la création poétique actuelle. Le thème de la résistance, choisi en écho à l’héritage de Pierre Seghers, éditeur engagé, traverse l’ouvrage comme un fil rouge, explorant les luttes sociales, les combats intimes, les questionnements identitaires et les urgences écologiques.
Cette anthologie se distingue par sa richesse formelle et thématique, offrant un instantané saisissant de la poésie contemporaine en langue française. Elle s’inscrit dans le cadre du Printemps des Poètes 2025, dont le thème « poésie volcanique » résonne avec l’énergie et la force d’expression des textes réunis.
Esprit de résistance n’est pas seulement un recueil de poèmes ; c’est un manifeste collectif, une invitation à écouter et à faire entendre des voix qui, chacune à leur manière, refusent le silence et l’indifférence.
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