16 Juin À vau le feu
par Ariane Lefauconnier
Le monde brûle. Rien de nouveau dans ce constat, l’image est presque usée tant nous l’avons fait rouler dans nos bouches, tant nous l’avons couchée sur les unes des journaux, criée en slogan sans que rien ne change vraiment.
Le monde brûle : bombardements incessants, famines, fusillades, mais aussi incendies géants, tempêtes de sable et glaciers dont la fonte entraîne l’érosion des montagnes…
Face à ce monde qui part à vau le feu, que peut la poésie ? Cette question me taraude sans jamais parvenir vraiment à me faire abdiquer. Car s’il y a bien une chose dont je suis certaine, aujourd’hui encore plus qu’hier, c’est de l’absolue nécessité de la poésie dans notre société contemporaine.
Depuis bientôt neuf ans, je travaille au sein des Éditions Bruno Doucey. Cette formidable maison, fondée en 2010 par Bruno Doucey et Murielle Szac, publie depuis sa création des poètes et poétesses venus des quatre coins de la planète. Bon nombre d’ouvrages sont nés des braises d’un monde en feu : c’est le cas, comme son titre l’indique, de Bagdad-Jérusalem – À la lisière de l’incendie, un livre écrit à quatre mains par le poète irakien Salah Al Hamdani et le poète israélien Ronny Someck, publié en arabe, hébreu et français, ou encore des anthologies Le cri des femmes afghanes établie et traduite du persan par Leili Anvar et Ukraine – 24 poètes pour un pays, constituée par Ella Yevtouchenko et Bruno Doucey six mois seulement après le début de la guerre. Quand il s’agit de préserver le vivant, ce sont, entre autres, les voix de Marie Pavlenko (La main rivière) ou de Craig Santos Perez (J’ai quelque chose de dangereux à déclarer) qui résonnent alors.
Mais il y en a bien d’autres, des auteurs et autrices qui luttent, dénoncent, murmurent pour tenter de refermer les plaies de notre temps. Nous en avons d’ailleurs rassemblé 115 dans notre anthologie 15 – Service d’Aide aux Mots Universels, parue cette année pour fêter les 15 ans de la maison d’édition.
« Donne-moi ta haine, j’en ferai un poème » nous dit la poétesse gréco-libanaise Sofía Karámpali Farhat dans son recueil Zaatar. Cette phrase, nous en avons fait un mantra et une ligne directrice dans notre travail d’éditeurs. Nous accueillons et recueillons les colères, les doutes, les peines, toutes ces incertitudes qui sont aussi intimes que politiques pour leur donner un espace où s’exprimer : celui du livre. Un livre qui, rappelons-le, est bien autre chose qu’un simple manuscrit, puisqu’il sera rendu public. Ainsi, le livre publié est proposé au lectorat via les tables des librairies – mais aussi grâce aux lectures et rencontres organisées tout au long de l’année par les différentes structures qui œuvrent à faire entendre la parole des poètes et poétesses.
En créant en 2020, avec Flora Monnin, la maison d’édition associative 10 pages au carré, j’ai voulu prolonger ce travail d’édition en portant une attention toute particulière aux jeunes voix. Avec cet « incubateur de création poétique », nous découvrons chaque année, lors de notre appel à textes, plusieurs centaines de jeunes plumes. À travers les poèmes que nous recevons, nous pouvons esquisser les contours des préoccupations de cette nouvelle génération d’auteurs et d’autrices. Questionnements sur la violence de nos sociétés, difficulté à trouver sa place, nécessité de préserver le vivant, mais aussi réflexions autour du genre, de la santé mentale… Une chose est sûre : les poètes et poétesses de demain sont ancrés dans notre temps, bien loin de l’image désuète qui laisse encore parfois entendre qu’ils et elles seraient déconnectés du monde réel.
En bientôt cinq années d’existence, nous avons publié vingt titres, dont les thématiques sont aussi variées que les écritures qui s’y développent. Mais force est de constater que tous les auteurs et autrices que nous publions ont en commun une attention aigue portée à ce qui les entoure, et une empathie qui imprègne à la fois leur langue et leur vie. L’écriture, alors, devient cet endroit où l’on tente de faire lien, de rejoindre l’autre au-delà des différences, d’ouvrir un dialogue qui semble parfois rendu impossible.
C’est cela, je crois, qui me bouleverse et me passionne dans le métier d’éditrice : cette tentative incessante de créer un dialogue, d’entamer une conversation, de célébrer nos altérités et nos singularités via l’objet livre. L’édition, et plus encore l’édition de poésie, a pour moi ce devoir de laisser une place aux voix multiples, car c’est bien à travers la poésie que se déploie la part la plus intime de l’être.
Dans un monde qui s’embrase, continuer à défendre l’espace de liberté et d’ouverture qu’est celui de la poésie me semble être un acte politique à part entière. Et si la poésie n’arrête pas les bombes, si elle n’a pas le pouvoir de contenir le sang qui coule, elle peut au moins, je l’espère, attiser ce qu’il y a de plus humain en chacun d’entre nous. Elle peut, toujours, être une flamme douce qui vient sécher nos pleurs et raviver nos luttes.

Lire…

15 – Service d’Aide aux Mots Universels
Anthologie établie par Bruno Doucey & Ariane Lefauconnier
Ariane Lefauconnier
Née en 1995 entre les Landes et le Nord. Depuis plusieurs années, elle consacre la majeure partie de son temps à l’édition et à la promotion de la poésie contemporaine, notamment au sein des Éditions Bruno Doucey. En 2024, elle y publie l’anthologie Érotiques – 69 poétesses de notre temps. Parallèlement, elle codirige la maison d’édition associative 10 pages au carré. Certains de ses poèmes ont paru dans des revues ou des anthologies. Elle a publié, aux éditions La Margeride, Des hortensias à la place des poumons en 2023 et Mes mains malgré moi en 2025.
115 poètes à retrouver dans l'anthologie
Garous Abdolmalekian, Esther Abumba, Olivier Adam, Maram al-Masri, Katerina Apostolopoulou, Margaret Atwood, Édith Azam, Peter Bakowski, Samantha Barendson, Stéphane Bataillon, Brigitte Baumié, Clémentine Beauvais, Nawel Ben Kraïem, Jeanne Benameur, Claude Ber, John Berger, Levent Beskardès, François Bétremieux, Caroline Boidé, Tanella Boni, Katia Bouchoueva, Breyten Breytenbach, Loréna Bur, Hélène Cadou, Shu Cai, Emanuel Campo, Marianne Catzaras, Roja Chamankar, François Cheng, Dominique Chipot, Marion Collé, Amiram Cooper, Louis-Philippe Dalembert, René Depestre, Flora Aurima Devatine, Ananda Devi, Claudia Di Palma, Diane di Prima, Barz Diskiant, Habiba Djahnine, Nassuf Djailani, Aurélien Dony, Bruno Doucey, Estelle Dumortier, Louise Dupré, Mohammed El Amraoui, Manon Fargetton, Mireille Fargier Caruso, David Giannoni, Mahtab Ghorbani, Hermann Hesse,Marie Huot, Sabine Huynh, Imasango, Victor Jara, Max Jeanne, Jin Eun-young, Ludivine Joinnot, Charles Juliet, Sofía Karámpali Farhat, Giedrė Kazlauskaitė, Vénus Khoury-Ghata, Pierre Kobel, Jack Küpfer, Jacques Lacarrière, Aurélia Lassaque, Yvon Le Men, Perrine Le Querrec, Ariane Lefauconnier, Patrice Luchet, Laura Lutard, Anna Malihon, Jean Malrieu, Michel Ménaché, Rita Mestokosho, Hala Mohammad, Moon Chung-hee, Laure Morali Ketty Nivyabandi, James Noël, Carl Norac, Gabriel Mwènè Okoundji, Marc Alexandre Oho Bambe, Simon J. Ortiz, Martin Page, Orianne Papin, Marie Pavlenko, Cristina Peri Rossi, Anthony Phelps, Coline Pierré, Paola Pigani, Dimitri Porcu, Noé Preszow, Nasser Rabah,Jean- Luc Raharimanana, Florentine Rey, Thierry Renard, Karine Reysset, Yannis Ritsos, Craig Santos Perez, Sapho, Arthur Scanu, Pierre Seghers, Pierre Soletti, Ronny Someck, Alain Souchon, Fabienne Swiatly, Murielle Szac, Hadassa Tal, Frédéric Jacques Temple, Andrea Thominot Jérémie Tholomé, Laurent Voulzy, Chehem Watta, Müesser Yeniay, Ella Yevtouchenko
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