Sappho, la première !

© Photo : Femme aux tablettes de cire et au stylet, musée archéologique national de Naples - Steven Zucker, Smarthistory.

Dans l’imaginaire collectif, la poésie antique évoque souvent des figures masculines comme Homère et Hésiode. Pourtant, la toute première personne à avoir posé les jalons de la poésie du « je », la poésie de la voix personnelle, la poésie de l’émotion singulière et de l’intime à portée universelle, est une femme. Et il s’agit de Sappho.

Sappho est aux poètes occidentaux ce que Lucy est aux humains. La première.

« Tu as bien fait de venir, j’avais envie de toi. »

Sappho.

Rencontrer Sappho n’est jamais anodin. C’est inviter à jamais dans sa vie une présence qui nous accompagne. Un écho poétique qui susurre l’ivresse d’une fugacité empreinte d’éternité. Un souffle qui traverse les siècles, qui vous effleure la nuque et fait frissonner vos nerfs, tendus comme les cordes d’une lyre prête à soutenir nos émotions de ses accords harmonieux. 

J’ai découvert pour la première fois Sappho à l’improviste, au détour d’une page ouverte au gré du vent. J’ai appris à la connaître grâce à Laure de Chantal.

Rencontre parisienne dans un café très littéraire, Les Éditeurs, au carrefour de l’Odéon, avec une gardienne contemporaine de l’Histoire et de merveilleuses histoires, qui le temps d’un instant pendant lequel nous avons conjugué le passé au présent, m’a permis d’accéder à une « rock star » d’un autre temps.

La pluie crépite contre la fenêtre. Le gris s’est invité dans la ville, fanant momentanément les couleurs.

Je savais le lieu idoine, Laure de Chantal étant éditrice, mais n’avait pas fait immédiatement le rapprochement avec l’Odéon*.

Le hasard, si tant est qu’il existe, fait bien les choses. Une inspiration espiègle de l’esprit de Sappho sans doute.

J’entends alors le cliquetis des rouages de la machine à remonter le temps qui s’active pour ouvrir une brèche. Et je m’y engouffre avec plaisir.

Laure de Chantal arrive, tout sourire, malgré la météo automnale.

Je l’attendais avec une exaltation semblable à celle qu’éprouverait un enfant passionné d’aventures et de récits extraordinaires face à la rencontre d’un éminent archéologue, doté en prime de talents de conteur exceptionnels. Émissaire de la poétesse et porte-flambeau, elle a le pouvoir d’ouvrir un portail vers un monde oublié dans lequel Sappho est encore incarnée.

Femme de lettres, Laure de Chantal lutte contre la déperdition de l’écho. L’écho de la voix des femmes au travers des siècles.

Normalienne et agrégée de lettres classiques, elle est l’autrice de plusieurs ouvrages sur la mythologie et la littérature antique. Son objectif ? Transmettre les savoirs, et offrir une nouvelle interprétation des femmes puissantes (réelles ou mythologiques) qui ont marqué l’histoire, tout en mettant en lumière leur impact sur la culture contemporaine. Leur rendre justice aussi, en déconstruisant les stéréotypes misogynes qui, au fil des siècles, ont tenté d’étouffer voire effacer leur voix.

Dans Les neuf vies de Sappho, (Editions Stock), elle retrace les différentes facettes et métamorphoses d’une véritable icône de son temps dont le « nom a servi de modèle ou de point d’appui à toutes les pionnières, de toutes les époques. ».

Beaucoup de ceux qui ont œuvré pour la liberté des femmes et l’humanité en général se sont rangés sous son égide (Christine de Pisan, Olympe de Gouges ou Marguerite Yourcenar pour ne citer qu’elles).

Flashback : Lesbos, 7ème siècle avant JC

Sappho de Mythilène est dans le méson (le centre), à la tête d’un cercle de jeunes femmes. Elle récite ses poèmes, entourée de ses protégées, son « cercle des muses » à qui elle enseigne son art, et probablement les arts de la vie aussi. Ce cœur battant de l’île, qui est à l’époque le centre culturel de la Grèce et qui laisse une place très importante aux femmes sans être pour autant matriarcal, est ouvert à tous. On entend jusqu’ici les acclamations d’un public admiratif et conquis par cette femme puissante qui a la jeunesse avec elle et dont la voix peut résonner même en politique.

Celle qui sera considérée comme un démiurge et érigée par Platon au rang de dixième muse, est selon Laure de Chantal, la première à ne pas être une intermédiaire de la parole divine, et à ne pas traiter les sujets de l’épopée. Prométhéenne révolutionnaire, Mozart de son temps, elle se livre avec le courage de l’authenticité, dans la plus fragile nudité de son cœur. Elle invente le lyrisme, autrement dit « un moment de vie, une réalité toute simple et concrète » et « crée des vers de vents »**qui, malgré les tentatives acharnées pour les réduire en cendres, réussiront à traverser les affres du temps.

Laure de Chantal rencontre Sappho en deux temps.

Par le grec d’abord. Dans cette langue, on peut presque entendre sa voix, une voix féminine dans son approche et sa vision des choses, une sorte d’intériorité méditative. « Sappho met des mots sur la brume de nos états d’âme. » nous confie-t-elle dans son livre.

Par un « dandy abîmé » ensuite. Charles Baudelaire, dont elle est une fervente admiratrice. Ce dernier, passionné par la poétesse, lui a dédié un poème, Lesbos, qui a valu aux Fleurs du mal (recueil qui faillit se nommer Les Lesbiennes) de rester longtemps mutilées par la censure.*** Sappho la sulfureuse ? Sappho la démone ? Sappho l’affranchie sans nul doute. Libre dans ses amours, dans son nom qui est unique dans l’Antiquité grecque et qui n’appartient à aucune lignée masculine, libre aussi dans sa vision de la vie, sa dissidence a traversé les siècles pour en inspirer certains et scandaliser les autres.

Libre, elle le sera jusque dans sa mort, avec son célèbre saut du haut de la falaise de Leucade. Consumée par un amour non partagé, elle aurait décidé de se libérer des chaînes cruelles d’une passion dévorante en s’abandonnant aux flots consolants de la mer Égée.

Sappho éveille depuis toujours les passions. Son corpus (12000 vers, comme l’Odyssée) dont il nous ne reste que des fragments, et un seul poème entier, l’Ode à Aphrodite, nous offre une expérience d’altérité humaniste sans commune mesure et nous touche en plein cœur.

« Sa poésie est géniale » me livre Laure de Chantal. Étymologiquement parlant aussi puisque ce mot vient de genos, la « lignée », « la longue lignée des écrivaines et des écrivains, une veine millénaire dont le cœur a pour nom Sappho. »

Quand on effleure l’essentiel, la voix épurée et épure de nos émotions profondes, traversera toujours les siècles. Une brise insaisissable qui se fraiera toujours un chemin pour résonner en nous.

Je repars avec la sensation d’avoir à mon tour une mission, celle de perpétuer son écho.

« Aujourd’hui, une fois encore délivre-moi de ce mal qui me tourmente
Tout ce que mon cœur désire, donne-le-moi !
Sois en personne mon alliée dans ce combat ! »

Extrait du poème Ode à Aphrodite, Sappho.

*Édifice de la Grèce antique dédié aux représentations musicales, aux concours de poésie et de musique.
** Je crée des vers de vents » est un vers de Sappho.
***Elles ne sont publiées dans leur intégralité qu’en 1949.

© Photo : Ph. Matsas : Stock.

Laure de Chantal

Laure de Chantal est une autrice française, normalienne et agrégée de lettres classiques, connue pour ses travaux portant sur l’Antiquité et la place des femmes dans l’histoire littéraire. Spécialisée en mythologie et en littérature classique, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages marquants, dont Les neuf vies de Sappho (Stock, 2023), où elle explore les différentes facettes de la poétesse grecque, souvent perçue comme la première autrice de l’Histoire occidentale.

Laure de Chantal y aborde les multiples réinterprétations de la figure de Sappho au fil des siècles, en interrogeant la place du génie féminin dans les sociétés patriarcales.

Outre cet ouvrage, Laure de Chantal a également écrit À la table des Anciens (2007), Le jardin des dieux (2015), Notre grammaire est sexy (avec Xavier Mauduit, 2021) ou encore Libre comme une déesse grecque (2022) parus chez Stock.

Elle dirige par ailleurs la collection Signets (Belles Lettres) ainsi que le label pédagogique La vie des classiques, initiative qui a pour objectif de promouvoir la diffusion de la culture et de la littérature classiques, en particulier auprès des enseignants et des élèves.

Enfin, Laure de Chantal a également présenté son ouvrage Les Neuf Vies de Sappho lors de différents événements littéraires, notamment à la Librairie des Femmes à Paris.

Vidéo – Entretien avec Laure de Chantal réalisé par Camille Lucidi le 3 février à l’hôtel de ville de Versailles au Festival des Langues Classiques.

Sappho est-elle vraiment la première ?

Enheduanna, grande prêtresse de la déesse Inanna et fille du roi Sargon d’Akkad (23ème siècle av. J.-C.), est souvent citée comme la première autrice connue de l’histoire.

Sappho, quant à elle, née vers le 7ème siècle avant J.-C. à Lesbos, est considérée comme la première grande poétesse de la tradition occidentale.

Si Enheduanna précède Sappho d’environ 1500 ans, leur culture est très différente : la Mésopotamie pour la première, la Grèce antique pour la seconde.

Les thèmes qu’elles abordent le sont tout autant. Les œuvres de la princesse sumérienne, traduites à partir de tablettes cunéiformes, abordent des sujets principalement religieux ; tandis que Sappho, elle, est l’origine d’une tradition poétique qui valorise l’expression individuelle. Ses vers célèbrent l’amour, la beauté et les émotions singulières.

Il est légitime de considérer Sappho comme la première poétesse du monde occidental étant donné son influence majeure sur la poésie et la culture grecque, et par extension sur la littérature occidentale.

Enheduanna, de son côté, demeure une figure primordiale dans l’histoire de la littérature, mais son contexte culturel mésopotamien la place dans une tradition différente de celle de Sappho. Ses œuvres, souvent dédiées aux divinités, ont néanmoins laissé une empreinte durable sur la poésie religieuse mésopotamienne.

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