19 Nov Le bunker poétique
Qu’est-ce qu’une voix poétique sans auditoire ? Une promesse suspendue, un rendez-vous manqué. La poésie prend vie par les liens qu’elle tisse entre les mots et les êtres. Sans les acteurs précieux de tout un écosystème qui permet à ces voix d’être transmises et partagées, la poésie ne serait pas. Les éditeurs sont le premier rouage de la chaîne de partage qui lui permet d’exister. Nous avons décidé de mettre à l’honneur ces pygmalions par une série de portraits.
Hélène Lécot fondatrice des Éditions du Bunker
Première rencontre avec une éditrice audacieuse et iconoclaste qui bouge les lignes du front poétique.
Je marche pieds nus sur une plage du débarquement. L’atmosphère y est indécise, comme un no man’s land qui ne veut pas choisir de camp. Ou qui veut plutôt créer un espace nouveau dans lequel des contraires apparents peuvent cohabiter, où la nature puissante et exaltée peut rencontrer le poids d’une histoire léthifère.
Les grains de sable sont autant d’empreintes passées et de promesses d’avenir.
Des carcasses géantes, composites de béton et de végétal surgissent par endroits. Des chimères endormies, figées et indestructibles.
Je suis attirée par l’un des bunkers. La porte est ouverte et laisse s’échapper l’écho de voix entremêlées. Des voix poétiques au timbre inconnu. Je découvre le bunker poétique et sa gardienne : Hélène Lécot.
Hélène Lécot est juriste de formation mais a toujours eu une passion pour ce qui s’écrit et surtout pour ce que cela provoque. Le bousculement, l’ébranlement d’une nouvelle voix qui s’élève, qui interroge, qui interpelle. De l’écrit qui agite la vie. De l’écrit qui change le monde.
Les Éditions du Bunker, un clin d’œil aux origines normandes de la fondatrice, sonnent comme un oxymore où tous les contraires peuvent se retrouver dans cette architecture à la fois défensive et vitale, de facture neutre, abrupte, anguleuse aussi dérangeante qu’émouvante. Elle y protège depuis 2023 ses auteurs et leurs œuvres nouvelles comme autant de trésors inestimables qu’elle se doit de transmettre au monde.
Loin d’être édulcorée et surannée, une vision malheureusement encore trop infusée dans les esprits selon l’éditrice, la poésie moderne fait monde, elle bouscule, elle dérange, elle porte des voix qui créent entre les vers libres des mondes nouveaux.
Les Éditions du bunker est une maison toute récente mais déjà bien ancrée. « C’est allé très vite » me confie-t-elle. C’était un projet ancien mais il y a des moments de vie où les planètes s’alignent et accélèrent la trajectoire d’une destinée. À peine les démarches administratives terminées et une annonce pour appel à textes, qu’elle découvre son premier talent, Laurence Ermacova (États de mes lieux). D’ailleurs, quand je lui demande quels sont ses critères de sélection, Hélène Lécot confesse qu’elle n’en a qu’un seul qui est somme toute irrationnel : l’impression de découvrir une voix qu’on entend pour la première fois. Elle me dit rejoindre à ce propos l’avis du regretté Paul Otchakovsky-Laurens, fondateur des éditions P.O.L.
Pas de sujet ni de forme poétique de prédilection, juste la sensation d’avoir été saisie et bouleversée par un écho inédit et d’y pressentir un enjeu, un enjeu par rapport à une époque, par rapport à une écriture.
La punchline du bunker résume bien sa philosophie : « Peu importe la forme. Si c’est la poésie, vous la reconnaitrez ».
Une fois la voix découverte, son rôle d’éditrice se poursuit dans le travail de ciselage du texte lorsqu’elle en perçoit la nécessité. Infiniment respectueuse de l’écriture de ses auteurs elle n’en est pas moins exigeante. Le travail de réécriture est toujours effectué par les auteurs eux-mêmes, elle y met un point d’honneur. C’est à eux de dompter leur texte.
Elle entretient avec eux une relation aussi professionnelle qu’ humaine, un équilibre complexe mais tellement poignant.
On a souvent un point de bascule, une œuvre sur laquelle on trébuche et qui nous impacte plus que les autres.
Pour Hélène Lécot, il s’agit de l’œuvre de Laura Vazquez*, dont l’écriture est selon l’éditrice, représentative de ces écritures nouvelles et affranchies des carcans d’une vision normative et sclérosante de la poésie. Et en tant qu’éditrice, tous les livres qu’elle édite bien sûr !
Mais comment une petite maison d’édition de poésie survit-elle au quotidien dans un marché de niche et face à des mastodontes bien établis ?
« Il faut être fou pour être éditeur, encore plus éditeur de poésie ! ».
Hélène Lécot déplore le statu quo qui permet difficilement aux petites maisons d’édition et par conséquent aux poésies émergentes d’avoir une réelle place dans le paysage culturel actuel.
D’une part, selon elle, les grosses maisons d’édition ont globalement délaissé la poésie contemporaine, sans doute avec l’idée que le public ne serait pas au rendez-vous.
D’autre part, les distributeurs et diffuseurs n’ont pas toujours l’audace d’offrir une vraie diversité culturelle et ainsi désenclaver les régions dans lesquelles l’accès à la culture est moins évident que dans les métropoles.
« Un livre est un risque qu’il faut savoir prendre, un combat qu’il faut savoir mener, c’est une question de courage. »
Les Éditions du bunker font partie de ce courant de petites maisons d’édition qui naissent investies de la volonté de sauver tout ce courant poétique du néant.
Ces maisons survivent aujourd’hui grâce à un magnifique réseau de librairies indépendantes qui défendent ardemment la poésie contemporaine, ainsi qu’aux festivals littéraires.
L’éditrice est tout de même confiante quant à l’évolution de la poésie contemporaine dans le paysage littéraire.
Un frémissement se fait entendre depuis la crise Covid et l’essor de nombreux poètes sur les réseaux sociaux. La poésie diversifie ses supports et retrouve de l’oralité (poésie orale sur Tiktok, scènes ouvertes, slam…). Elle est une langue bien vivante et organique. Et elle devient tendance !
Le Covid a marqué un grand tournant. L’enfermement, le besoin de s’exprimer depuis nos bunkers respectifs et la scène que représentaient les réseaux sociaux ont largement contribué à l’émergence d’une poésie moderne.
Hélène Lécot me confie avoir découvert deux de ses auteurs sur Instagram :
Tristan Vodak (Mise à jour) et Pierre de Cordova (Le jour de l’oraison).
Je repars de ce bunker poétique avec l’agréable sensation d’avoir rencontré une éditrice qui casse les codes et qui est fermement décidée à pousser les murs quitte à s’en prendre quelques-uns s’il le faut.
*Notamment La semaine perpétuelle et Le livre du large et du long (Goncourt de la poésie 2023) parus aux Éditions du sous-sol.
Hélène Lécot
Hélène Lécot est la fondatrice des Éditions du Bunker, une maison dédiée à la poésie contemporaine créée en 2023. Passionnée par la puissance des textes poétiques, et l’impact qu’ils peuvent créer, elle se consacre à faire émerger des voix singulières et nouvelles.
Les Éditions du Bunker se distinguent par une approche indépendante et engagée, défendant une poésie vivante, capable de résonner avec les enjeux du monde actuel.
C’est aussi une maison qui se veut inclusive en défendant le droit d’accès à la poésie pour tous, notamment pour les personnes malvoyantes.
Le premier ouvrage de la maison, États de mes lieux de Laurence Ermacova, est disponible en braille papier sur demande.
Les auteurs publiés par les Éditions du Bunker se distinguent par leur engagement à explorer des thématiques contemporaines et leur capacité à renouveler la poésie par des formes audacieuses libres de carcans normatifs.
Laurence Ermacova par exemple, mélange dans les poèmes de son recueil États de mes lieux, le français et l’allemand et nous propose ainsi une déambulation au cœur de ces deux langues dans ce qu’elles ont de plus juste, même si l’on n’est pas germanophone.
Tristan Vodak dans Mise à jour, explore quant à lui dans une œuvre cathartique et sombre, une thématique encore peu explorée qui est celle des réseaux sociaux, de l’anonymat et de la dissociation de soi.
Pour découvrir tous les auteurs des Éditions du bunker, rendez-vous au salon Créatine à Paris le dimanche 24 novembre ou encore sur le marché de la poésie de Lille les 6,7 et 8 décembre prochains.
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