Bruno Doucey, la tectonique poétique

© Photo : Murielle Szac

Il est des éditeurs qui sont comme de vieux loups de mer. Bruno Doucey est de ces humains chevronnés qui ont des aventures à raconter : des combats menés, des tempêtes traversées, des horizons explorés et les trésors qui s’y cachaient.

Rencontre avec un Paul Watson de la cause poétique, qui trace sa route éditoriale entre les rivages d’une poésie libre et contemporaine et les archipels des récits d’ailleurs.
Ne manquent que les baleines.
Au chant des sirènes, il préfère celui d’un esperanto fédérateur. Lorsque d’autres bâtissent des frontières, ce poète-éditeur hisse des voiles tissées de mots, tendues par les vents de l’unité et de la fraternité.

Son ambition ?
Opposer à la dérive des plaques géopolitiques, une tectonique poétique qui rassemble.
Sous son pavillon sans frontière, Bruno Doucey n’a pas peur des grands paquebots et trace des voies poétiques nouvelles qui relient les continents dans une étreinte qui défie les courants contraires.

« C’est dans la fragilité la plus grande que naît la chose la plus forte de mon existence »

L’acte de naissance : une bouée à la mer

La poésie surgit dans la vie de Bruno Doucey comme une bouée de sauvetage lancée vers une jeune âme en tempête. Une fulgurance salvatrice. Cela se passe bien avant la maison d’édition, à un âge où l’innocence devrait avoir encore un peu de sursis. Deuils et ruptures familiales viennent assombrir le quotidien de ce jeune garçon en culottes courtes.
Bruno Doucey me confie que son premier poème vient alors « comme un flocon de neige sur la joue d’un bébé », une chose légère et douce qui le rassérène et qui lui offre un point d’ancrage. « J’ai été traversé par un mouvement avec des mots ».

Lui qui animera plus tard des ateliers d’écriture en milieu carcéral ou psychiatrique, prend très tôt conscience des « respirations vitales » que la poésie peut représenter.

Le terreau de la poésie : une mer agitée

Selon lui la poésie est le fruit d’un débordement de l’âme qu’elle a le pouvoir de canaliser. Écrire, c’est dompter une déferlante avant qu’elle ne devienne un tsunami.
On remonte le fleuve, avec tous les efforts que cela requiert. Quelque chose va en s’effilant, jusqu’à atteindre une source originelle dont les coordonnées se trouvent à l’intersection de l’image et des harmoniques de la langue.

L’aventure éditoriale

Après avoir dirigé les éditions Seghers, Bruno Doucey fonde en 2010 sa propre maison d’édition avec sa compagne, la romancière Murielle Szac. Portés par l’envie de rééquilibrer et vivifier le paysage poétique, de décentrer le nombrilisme hexagonal et de penser un nouveau modèle qui puisse être régulateur d’un système qui opposait jusqu’alors de gros mastodontes comme Éditis et Madrigall à de petites structures parfois à la marge du système économique.

Bruno Doucey et son équipe veulent une maison à mi-parcours, solide, très structurée, qui peut croiser les gros paquebots sans trembler et avoir la capacité de porter loin de nouvelles voix poétiques.

L’identité graphique témoigne aussi d’un engagement pour une poésie qui sort des sentiers balisés. Des diagonales comme des chemins de traverse, des couleurs acidulées comme des bonbons, Bruno Doucey souhaite que le lecteur reconnaisse immédiatement la marque de fabrique de la maison.

4 points cardinaux pour un cap poétique

Quatre points cardinaux dessinent une géographie immuable dans laquelle l’éditeur et son équipe naviguent et sélectionnent de nouvelles voix.

Le premier est l’ouverture aux poésies du monde. Énergie vivifiante, les poésies étrangères nous invitent à déployer notre champ de vision et penser le rapport à la langue et au monde autrement.

Bruno Doucey met un point d’honneur à publier les textes dans leur langue d’origine accompagnés de leur traduction. En particulier lorsqu’il s’agit de minorités estompées.
La publication de Née de la pluie et de la terre, recueil de Rita Mestokosho, une poétesse amérindienne de la communauté des Innus, en est un parfait exemple.

Au-delà d’inscrire une œuvre dans le regard du monde, Bruno Doucey rassemble et met en synergie. Des photographes, des auteurs, des traducteurs, un maillage fraternel et parfois inattendu qui relie les cultures et les continents.

Le deuxième est l’ouverture au plus grand nombre. Pour sortir de l’entre-soi qui prévalait et briser les chaînes d’un certain élitisme intellectuel. Selon lui la poésie souffrait d’une vision spéculaire et nombriliste, « les poètes parlaient aux poètes ». Il fallait revenir à l’essentiel, à une énergie populaire et universelle.

Le troisième point cardinal découle des deux premiers.
Les grandes poésies du monde sont marquées selon l’éditeur par la double identité du lyrisme (qui est l’expression de l’intime à portée universelle, ce que Paul Valéry appelait la transformation du cri intérieur en chant) et de l’engagement.

« Lorsque vous publiez une femme afghane qui risque sa vie tous les jours en écrivant, c’est l’évidence même. »

L’humanité vacille, personne ne peut le nier. Les poètes ont leur part à prendre dans cet atelier de réparation.

L’anthologie Ukraine- 24 poètes pour un pays établie avec Ella Yevtouchenko est l’exemple puissant d’un engagement qui va au-delà de sa propre sécurité vitale. Écrire est alors un acte engagé pour établir des couloirs humanitaires poétiques lorsque d’autres creusent des tranchées.

« Ce livre naît de la guerre en Ukraine, comme une fleur parvient à s’extraire des décombres pour dire son droit à la lumière et à la vie. »

Enfin le quatrième point est la place faite à l’oralité. La poésie est un art vivant qui se nourrit du contact au public et qui gagne à être sorti de la simple lecture silencieuse. Les poètes se doivent d’aller au contact avec leur auditoire pour faire de la poésie un lieu de partage.

La poésie comme ébranlement

Une onde de choc imprévue qui vient déchirer l’ordinaire et nos certitudes. C’est ce qu’attend Bruno Doucey des textes qu’il reçoit.
Il me cite Zaatar de Sofía Karámpali Farhat en exemple de coup de cœur poignant. Une jeune greco-libanaise de vingt-sept ans qui choisit la langue française comme réceptacle de son cri pour conjurer la guerre. Une poésie à l’image du zaatar, sauvage et parfumée.
La rencontre avec l’auteur doit être tout aussi impactante, juste et vraie. « On doit sentir que le compagnonnage avec l’auteur ou l’autrice est possible. »

Il y a des textes qui arrivent habillés de pied en cape qui ne nécessiteront qu’un travail sur la plasticité, il y a des projets qui ne sont encore que des idées, d’autres qui vont prendre une tournure inattendue comme Feux de Perrine Le Querrec qui au fil de l’eau, est en train de devenir une tétralogie.

« Être éditeur c’est savoir s’adapter et c’est être une femme ou un homme-orchestre, il faut avoir des compétences littéraires, scripturales, commerciales, juridiques, comprendre les technicités d’impression… »

Être éditeur est bien plus qu’une profession. C’est un engagement personnel de tous les instants. Être éditeur c’est aussi parfois aider des auteurs dans des situations de vies complexes voire dramatiques.

« À chaque livre, nous mettons notre avenir en jeu »

Mener la barque

Il s’agit de tenir l’utopie éditoriale d’une main et le pragmatisme comptable de l’autre. Bruno Doucey me confie avoir appris à devenir un gestionnaire.

« À chaque livre, nous mettons notre avenir en jeu. Chaque publication représente un défi pour l’entreprise, et à ce titre, elle mérite d’être traitée avec la même attention qu’un premier ou un dernier livre. »

Cependant, tant que le risque reste maîtrisé et réfléchi, il peut devenir un puissant moteur, me précise Bruno Doucey.
Cela implique une maîtrise des coûts de production et une politique d’auteurs (pour qu’un auteur soit édité une seconde fois, son premier livre doit au minimum avoir amorti ses coûts de production, soit environ 600 exemplaires vendus).

Comme un vent de fraîcheur

Bruno Doucey est optimiste quant à l’évolution de la poésie dans le paysage culturel.
Le vent tourne du bon côté, les jeunes reviennent à la poésie qui est devenue métamorphe (slam, rap, tweet poésie, spoken word, poésie narrative).
La poésie semble sortie de l’ornière dans laquelle elle se trouvait, la scène littéraire s’est globalement rajeunie et féminisée.

« Les années 2020 seront les années poésie. »

Je reprends pied sur la terre ferme avec des images d’ici et d’ailleurs plein la tête, des senteurs d’épices, des cris qui se bousculent, des rimes pacificatrices, des espoirs qui s’élèvent du crépuscule.
Et l’écho de son rêve d’éditeur : que chacun des livres de sa maison d’édition soit une strophe d’un long poème ininterrompu.

Et si finalement ce n’était pas cela, le pouvoir d’une strophe ? Celui de créer une grande oeuvre commune ? 

« Plus que jamais, la poésie s’affirme comme un art de l’hospitalité, un voyage par lequel nous métissons nos héritages culturels et humains pour bâtir un nouvel art de vivre ensemble, une résistance qui conduit à la lumière »

© Photo : Marianne Catzaras

Bruno Doucey

Bruno Doucey est un écrivain, poète, voyageur et éditeur reconnu né un jour de mai 1961 dans les montagnes du Jura, « une région à la géologie calcaire, faite de torrents, de lacs, de forêts, d’escarpements et de grottes » à laquelle il doit une partie de son tempérament.

Il vit depuis l’enfance sur le fil tendu des mots et est rapidement transporté par une envie de partage et de transmission.
L’auteur de Indomptables commence sa carrière comme professeur de français puis en tant que formateur à l’ IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres).
Il est l’auteur de nombreux ouvrages pédagogiques à destination des enseignants et propose une réflexion essentielle sur la pédagogie de la poésie à l’école.

Il quitte l’Éducation Nationale en 2002 pour suivre une première aventure éditoriale, et prend la direction des Éditions Seghers, une maison emblématique reconnue pour son engagement envers la poésie et qui a marqué le paysage littéraire par des collections phare telles « Poètes d’aujourd’hui ».

Huit ans plus tard, il fonde avec la romancière Murielle Szac, sa compagne, une maison d’édition qui a pour vocation la défense des poésies du monde et des valeurs militantes qui les animent. Ils ont le désir de défendre une poésie ancrée dans le présent, capable de dialoguer avec les enjeux sociétaux et environnementaux.

« Plus que jamais, la poésie s’affirme comme un art de l’hospitalité, un voyage par lequel nous métissons nos héritages culturels et humains pour bâtir un nouvel art de vivre ensemble, une résistance qui conduit à la lumière. »

En témoigne aussi les « Apéro-poésie », événements littéraires informels où la poésie est mise à l’honneur dans un cadre convivial et intimiste.

En bientôt 15 ans et quelques 210 titres, Bruno Doucey et son équipe ont contribué à l’émergence d’une poésie contemporaine et multiculturelle impactante.
Leur ligne éditoriale s’articule autour de la diffusion de poésies venant des quatre coins du monde, souvent dans des éditions bilingues, et d’une approche inclusive qui vise à rendre la poésie accessible à un large public. Cette philosophie, la qualité de leurs publications et leur impact sur la scène poétique leur a permis de rayonner parmi les maisons d’édition engagées.

Récompenses récentes

Poétesse québécoise de renom, elle a rejoint les Éditions Bruno Doucey pour plusieurs de ses œuvres récentes. Son recueil « Mes forêts », publié en 2021, est l’un des titres phares de la maison. Ce livre explore le lien intime entre l’humain et la nature, tout en offrant une méditation sur notre rapport à l’environnement et au temps. Ce texte a marqué l’histoire littéraire en étant inclus au programme du baccalauréat français de 2024, une première pour une autrice vivante et québécoise.

Louis-Philippe Dalembert :

Un auteur publié par la maison, a remporté le Goncourt de la Poésie Robert Sabatier 2024, pour l’ensemble de son œuvre.

Ananda Devi :

Auteure publiée par les Éditions Bruno Doucey, elle a remporté plusieurs distinctions notables au cours de sa carrière. En 2024, elle reçoit le prestigieux Prix Neustadt pour l’ensemble de son œuvre.

Les dernières publications des Éditions Bruno Doucey comprennent une grande variété de titres poétiques et littéraires. Par exemple, la maison a récemment publié « On n’est pas des bourgeois » de Fabienne Swiatly et « Je respire sous la pierre » d’Atieh Attarzadeh. On note aussi des œuvres comme « Traverser les murs opaques » de Marion Collé et « Nonbinaires » de Martin Page. 

Pas de commentaire

Postez un commentaire

#SUIVEZ-NOUS SUR INSTAGRAM
Review Your Cart
0
Add Coupon Code
Subtotal