
13 Jan La symphonie des sens
Imaginez un monde où la synesthésie dépasse la figure de style littéraire pour devenir une expérience sensorielle bien réelle. Un monde où les mots sont des objets colorés qui chantent et qui dansent ; que l’on peut toucher, sentir et explorer par nos sens entremêlés.
Un monde de Correspondances, où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » (Baudelaire).
Quand la frontière entre les sens s’estompe, une réalité décloisonnée s’offre à nous, d’une amplitude poétique inégalée. La poésie transcende alors l’onirique pour devenir l’exploration tangible d’un espace-temps où les mots s’érigent en une symphonie de sens.
Pour Céline Justin qui est une médium et poétesse synesthète, les mots ne se contentent pas de dire, ils déploient leur corporalité dans des dimensions multiples et perceptibles.
Ils sont des espaces, des fréquences colorées, des formes vibrantes ou encore de la matière organique.
Ils existent.
Je rencontre la dépositaire des clefs d’un univers où la beauté est proportionnelle à la richesse de sa structure et qui m’invite à le découvrir à travers son regard éclairé et ses capacités sensorielles extraordinaires.
L’expérience plurielle des mots
La poésie a toujours été une présence dans la vie de Céline. Tout d’abord par les rêves lucides dans lesquels elle parvenait à naviguer en conscience dès son plus jeune âge et par une série de petits livres, des éditions anciennes, qu’elle allait rencontrer dans la bibliothèque de sa mère et desquels s’échappaient les murmures de leur présence poétique.
Puis une initiation avec un professeur expert de Rimbaud lui permet de plonger avec puissance dans le rapport au texte, dans le « temps » du mot, une forme d’éternité qui permet d’accéder aux différentes couches sédimentaires qui le composent, les différents sens qu’il convoque chez elle. La poésie lui procure d’emblée la sensation d’être « à la maison », un espace rassurant où l’on peut se déposer dans sa plus pure authenticité. Elle est aussi un contact avec sa propre réalité. Une réalité dans laquelle ses yeux peuvent caresser les objets, ressentir leur texture. Une réalité dans laquelle elle peut voir la musique en couleurs, sentir sous la pulpe de ses doigts les plumes d’un oiseau en plein vol ou encore se relier à l’énergie des roches et des arbres lors de ses passages dans des sanctuaires naturels.
Céline Justin me confie baigner dans un monde poétique depuis toujours, persuadée pendant longtemps que les autres avaient les mêmes perceptions qu’elle.
La fusion des sens : l’accès à un monde plus vaste
Le royaume de Céline Justin se déploie devant elle peuplé de présences spectrales, comme des hologrammes. Dans cet univers où les mots sont des présences qui ont une forme, une couleur, une texture, le célèbre vers de Paul Éluard, « La Terre est bleue comme une orange » dépasse la métaphore synesthésique pour devenir une réalité bien palpable.
Je lui demande alors à quoi ressemble le mot amour. Elle me répond qu’il est d’un violet améthyste, que sa forme est ovale, lisse comme du marbre de Carrare et duveteux à la fois.
Le cerveau d’une personne synesthète établit des connexions inhabituelles entre des zones sensorielles distinctes. Comme un architecte, elle bâtit alors des ponts pour relier les sensations.
Les synesthètes sont riches d’un monde où la fusion des sens décloisonnés laisse place à l’infini.
Et cela questionne sur la réalité qui nous entoure.
« La poésie c’est voir avec les yeux mi-clos, comme si un calque était posé sur le réel… »

L’image poétique : l’accès à une vérité insondable
« La poésie c’est voir avec les yeux mi-clos, comme si un calque était posé sur le réel. On doit broder un chemin, redessiner les contours. »
C’est une manière humble, selon Céline Justin, de dire qu’on ne sait pas tout et que la poésie est une voie d’accès à une vérité souvent insondable pour notre esprit même si notre corps lui, semble en connaître instinctivement la trajectoire.
Son travail de poétesse est alors de choisir des étoiles plus ou moins saillantes du paysage qu’elle cherche à transcrire et de les relier entre elles. « Je cueille des perles poétiques dans ce paysage et j’en fais un collier ». La poésie est pour elle un héritage du chasseur cueilleur, une exploration sensible et synesthésique du monde.
Le contour se dessine peu à peu, le poème naît. La cueillette poétique rend compte du monde qu’elle perçoit. L’art de la transcription est d’y adjoindre l’expérience sensorielle que nous en faisons.
« Cela laisse à la fois la place à ce que je vois et à qui je suis. »
L’image poétique est alors un mélange entre une émotion, la sensation d’un objet et la rémanence d’un souvenir, comme un triangle de sensations.
L’écriture poétique : une urgence sacrée
Bien plus qu’une discipline, il s’agit pour Céline Justin d’une vérité ultime, radicale et d’un dialogue profond avec l’invisible. Son rapport à l’écriture est empreint d’une densité qui touche au sacré, à la quintessence du processus créatif. « On écrit parce que cela doit être écrit. »
Elle évoque ses débuts poétiques comme une période singulière où des poèmes surgissaient en elle en langue victorienne, dictés par une poétesse écossaise qui s’est avérée avoir réellement existé.
« Je devais tout de suite m’asseoir à mon bureau et écrire les textes qu’elle me dictait. »
Pour autant, elle décide de fermer cet espace de réception. « Cela ne m’intéresse pas d’être le canal de quelqu’un d’autre. » Aujourd’hui, son écriture poétique s’inscrit dans un processus différent, intime et personnel : un métissage de souvenirs, de sensations vécues et d’héritages transmis compose le monde poétique qu’elle souhaite nous communiquer.
L’arrivée du texte reste cependant marquée par l’urgence : « Il n’y a pas de négociation avec la poésie. Si j’entends un texte qui démarre, alors c’est maintenant. J’arrête tout ce que je suis en train de faire et j’écris. » Cet espace, elle le décrit comme le seul de sa vie où il n’y a rien à chercher. Les mots viennent en un seul jet, bruts, porteurs d’une vérité qu’elle respecte profondément et qu’elle veut transmettre avec humilité au reste du monde.
La poésie comme espace de guérison et de réunion
Vivre avec une neurodivergence ou un atypisme dans une société qui tend à ostraciser la différence relève de l’acte de bravoure. Ne pas recevoir l’accueil de notre singularité et devoir être dans un processus de suradaptation permanent peut rapidement entraîner une profonde détresse psychique et somatique chez les neurodivergents.
Céline me confie les obstacles qu’elle a dû surmonter et les carcans sociaux dont elle a dû s’extraire pour trouver ses propres espaces d’existence.
L’art a été pour elle un chemin de retour vers soi, dont l’ampleur des imaginaires lui a permis de trouver l’oxygène nécessaire pour détricoter la projection des autres et pour se réapproprier son identité, son histoire, son existence au monde. Un rapport vital et un cri qui a transpercé la nuit : celui de sa fureur de vivre.
« Je me suis approprié la poésie comme un espace de liberté radicale dans l’usage et la danse des mots ».
Aujourd’hui la poésie fait partie d’un projet plus large qu’elle met en place pour aider ceux qui en ont besoin à trouver les clefs d’un cheminement artistique curatif : « Healers », ou comment trouver sa propre combinaison sensible pour se relier à soi et au collectif.
Pour elle l’attention portée au chemin créatif et tout aussi importante que la finalité de l’œuvre et si elle se montre au monde aujourd’hui c’est parce que les maux ont cheminé, par un processus alchimique, vers des mots dont l’écho est universel et transmissible. C’est aussi pour donner de l’espoir à ceux qui ne trouvent pas leur place, leur donner le courage de pas se renier et de ne pas avoir peur d’exister.
C’est enfin pour tous ceux qui auront envie de répondre à son invitation de créer des espaces d’Art et de soin visant à accueillir la sensibilité, l’écoute et la vulnérabilité comme valeurs communes et éclairantes.
Elle souhaite transmettre au monde son livre de recettes afin que chacun puisse trouver son propre chemin, trouver la paix et l’harmonie au sein du collectif.
Car la différence, loin d’être une menace, est un adjuvant pour le commun.
Je repars du royaume de Céline Justin avec des frissons plein le cœur face à la beauté d’un monde qui existe au-delà de la frontière de nos sens limités. Et avec gratitude envers cette artiste qui m’a permis d’y accéder.
Le monde est beau de ceux qui savent l’observer.

EQUIMOSE
« Inlassable Ondulation
L’équimose frappe
Le long de la
Jetée en mère –
Si rose le choc
Cabosse la carlingue
Vitesse en l’air. »
Céline Justin
Céline Justin est une artiste polymathe et une chercheuse indépendante.
Elle fonde en 2020 Healer(s) Studio, déposé à l’lNSEE comme un projet de sonothérapie. Avec des musiciens, sonothérapeutes et performeurs, elle explore les effets du son sur le corps et l’esprit, et crée des expériences immersives et sensorielles aux bienfaits thérapeutiques.
Son parcours intègre la performance, le travail énergétique, le yoga, et la transe cognitive comme autant de catalyseurs de ses perceptions synesthésiques et d’accès à des mondes plus subtils. Grâce à ses capacités sensitives hors du commun, Céline Justin conçoit, met en scène et produit non seulement de véritables laboratoires sonores par l’activation des ondes cérébrales Alpha, Thêta, Gamma, Bêta et Delta mais également des paysages sonores et symboliques qui invitent les visiteurs à explorer leurs propres capacités à émettre, transmettre et recevoir le son.
Depuis la création du studio elle a déjà accompagné dix-sept artistes et s’engage pleinement à la création de « bulles d’oxygène acoustiques » dans des lieux où le son peut être bénéfique : lieux de soin, de culture, de mobilité et d’éducation. À la croisée entre l’art et la recherche, elle souhaite faire du son un véritable allié dans nos vies.
Elle postule en 2024 au cycle Doctoral SACRE x ENSAD. (Doctorat en Arts Appliqués des Arts Décoratifs de Paris).
Ses actualités
19 Janvier 2025 de 16h-18h
Healer(s) x Listener
Salon d’écoute Synesthésique
Listener
10 rue Vivienne, 75002 Paris
08 Février, 12 Avril, 07 Juin
Intuitio, Atelier de création Intuitive
Dune
10 rue André Antoine, 75018 Paris
Correspondances
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
les synesthésies
La synesthésie est avant tout connue comme une figure de style qui associe des sensations provenant de différents sens. Un écrivain peut ainsi décrire un son comme « doux » ou une couleur comme « criarde », mêlant les perceptions pour créer une image sensorielle riche et évocatrice. Elle a été introduite par les poètes du 19ème siècle, notamment Charles Baudelaire qui, dans Correspondances, explore les liens entre les sens.
Arthur Rimbaud a également largement utilisé la synesthésie dans son œuvre, afin de transcrire sa vision poétique du monde. Dans son célèbre sonnet Voyelles, qui est souvent cité comme un exemple frappant de synesthésie littéraire, il attribue des couleurs spécifiques à chaque voyelle.
Plus récemment Paul Éluard, figure emblématique du surréalisme, a lui aussi fait usage de la synesthésie dans sa poésie (par exemple dans La terre est bleue comme une orange) bien qu’elle ne soit pas aussi centrale dans son œuvre que chez ses prédécesseurs. Pour Paul Éluard, la synesthésie est un moyen de transcender les limites du langage rationnel et de plonger dans une réalité plus profonde, où la frontière entre les sens s’estompe. La poésie a pour lui un rôle de transformation de la perception et de la réalité, dans l’objectif de libérer l’esprit des contraintes logiques et rationnelles en explorant l’inconscient et les rêves.
Sur le plan neurologique, la synesthésie est aussi une condition bien réelle qui affecte environ 4% de la population. Elle se manifeste par l’activation simultanée de plusieurs aires sensorielles dans le cerveau. Par exemple, lorsqu’une personne synesthète entend un son, des régions cérébrales associées à la vision des couleurs peuvent aussi s’activer, créant des expériences multisensorielles involontaires. Cela est souvent dû à une connectivité accrue entre les aires sensorielles, qui sont habituellement distinctes chez les non-synesthètes. Des études d’imagerie cérébrale ont montré que les synesthètes présentent une activité neuronale unique, où des stimulations sensorielles croisées se produisent, révélant une organisation cérébrale différente.
Certains artistes, comme Vladimir Nabokov, qui voyait des couleurs associées aux lettres, ou David Hockney, qui percevait des couleurs en réponse à la musique, sont reconnus pour avoir été de véritables synesthètes.
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