Quand la différence sort de l’indifférence

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C’est dans l’émergence de l’unique que l’universel trouve tout son éclat. Rompre les préjugés pour accueillir la différence. S’affranchir d’une vision normative pour accéder à une réalité enrichie par l’altérité.

Dans la continuité de notre exploration des synesthésies, nous avons rencontré Daniel Tammet. Écrivain, poète (auteur du recueil Portraits aux éditions Blancs Volants) et autiste savant britannique, sa renommée est mondiale. Par sa vision singulière, ce synesthète extraordinaire nous invite à voir les diffractions poétiques d’un monde dont la diversité ne demande qu’à révéler sa lumière.

J’ai rendez-vous avec lui chez son éditeur, Les Arènes, dans le quartier littéraire de Saint Germain des Près.

 Je suis depuis plusieurs jours en effervescence à l’idée de le rencontrer, ou plutôt de le « retrouver » car un sentiment étrange de « déjà-vu, déjà-connu » s’est emparé de moi, comme si nos pensées ou nos sensibilités s’étaient déjà croisées.

Autrefois enfant autiste dont la langue maternelle était les nombres, Daniel Tammet est aujourd’hui l’auteur d’une œuvre foisonnante, traduite dans le monde entier. Ses capacités mnésiques extraordinaires et son aptitude hors-norme à apprendre les langues (il en connaît pas moins d’une dizaine et a appris l’islandais en une semaine) font de cet hyperpolyglotte et amoureux des nombres l’un des « 100 génies vivants sur terre » selon un sondage effectué par un panel d’experts en 2007.

Impressionnant. Intimidant. Je savais pourtant que cette rencontre serait des plus naturelles et enrichissantes car Daniel Tammet dégage cette simplicité bienveillante propre à ceux dont l’intelligence touche d’abord le cœur avant de briller par l’esprit.

Rencontre avec un génie des temps modernes dont la simple présence est un éloge de la neurodiversité.

Les synesthésies, preuves tangibles de l’ampleur du subjectif

Quand les synesthésies dépassent la figure de style littéraire pour devenir une perception du monde par des sens décloisonnés, elles interrogent notre humanité et la complexité de notre monde intérieur.

Daniel Tammet est synesthète. Comme pour 5% de la population mondiale, l’expérience du monde convoque chez lui une diversité de sens. Les mots perdent de leur abstraction et se revêtent de couleurs, de textures ainsi que d’émotions spécifiques et récurrentes qui ne sont pas consciemment choisies.

« Il y a des preuves scientifiques d’une permanence dans les perceptions synesthésiques »

Ce phénomène neurologique, mieux compris aujourd’hui notamment grâce à l’imagerie cérébrale, intrigue les chercheurs depuis plus d’un siècle.

Elles sont des preuves tangibles de la diversité et l’ampleur du subjectif. Ce prisme par lequel chacun appréhende le monde teinté de sa sensibilité, son histoire et ses aspirations, s’applique aussi aux sens et fait perdre à la réalité, telle qu’on la connaît, de sa substance.

Le petit prince

Apprivoiser l’autre, sans doute le plus grand défi d’un jeune autiste non diagnostiqué à l’époque. Issu d’un milieu modeste, Daniel Tammet n’a pas pu bénéficier de prise en charge. D’autant que dans les années 80, l’autisme, on en parlait très peu. Cette neurodiversité qui touche environ 2% de la population mondiale n’était pas encore bien connue.  

Il ne sera, de ce fait, diagnostiqué qu’à 25 ans.

Mais le temps fait heureusement bien les choses. Aujourd’hui dans la fleur de l’âge, il me confie mieux vivre son autisme grâce à l’expérience qu’il a acquise. Il parvient désormais à gérer son stress et naviguer parmi les autres.

 « J’ai eu beaucoup de chance aussi » admet-il. Aîné d’une fratrie de neuf enfants, il a été stimulé depuis son plus jeune âge, un facteur reconnu comme crucial pour le développement des enfants autistes.

Des amis fidèles et son mari Jérôme, un Français qui l’a conduit à traverser la Manche pour adopter le pays de Molière il y a une vingtaine d’années, lui ont également apporté beaucoup de stabilité.

Daniel Tammet se doit également beaucoup. Avec ténacité et courage il a dépassé les difficultés car l’envie d’aller vers les autres à travers les mots était plus forte que l’adversité.

Les autres, il les a d’abord rencontrés dans les livres. C’est grâce à la lecture qu’il a compris l’humain, qu’il a littéralement pu lire dans ses pensées. Il a surtout compris qu’il n’était pas seul dans sa différence et qu’il n’y avait pas une seule façon d’être au monde.

Rares sont les personnes autistes qui maîtrisent le langage comme lui. Les synesthésies y sont probablement pour quelque chose.

Comme des compagnes sensorielles, elles l’ont sans doute aidé à apprivoiser les mots par la beauté qu’elles en révèlent. Appréhender l’image métaphorique et l’abstrait aussi en donnant à l’une de la corporalité et à l’autre des contours.

Trouver les mots, un défi de tous les jours qui est aussi finalement le propre de l’écrivain. 

« À dix-huit ans, je ne savais pas quoi faire de ma vie. »

De l’étranger à l’espérance

Daniel Tammet est un excellent élève mais ne se sent pas armé pour des études universitaires et ce qu’elles impliquent : ne plus être entouré des siens et perdre tous ses repères.

 « Si je dois partir et être seul alors autant le faire jusqu’au bout ». Étranger chez lui et dans sa propre langue, Daniel Tammet pressent que ce sentiment pourrait s’estomper au-delà des frontières. Il passe une année en Lituanie, et enseigne l’anglais, sa langue étrangère, à des femmes, étrangères. Le destin peut parfois se montrer espiègle.

Il comprend néanmoins les difficultés que pourraient rencontrer ses élèves à saisir la langue de Shakespeare.

Ces femmes lui apprennent beaucoup en retour. L’histoire de leur pays, leur langue, les dérives du pouvoir, notamment son obscurantisme. Mais elles lui apprennent surtout l’importance de l’espoir.

Au retour de Lituanie, il se sent perdu. Il découvre alors dans la Bible non seulement une langue poétique mais aussi un message réconfortant, celui d’un homme à l’amour sans faille et absolu pour l’étranger, pour le marginalisé, pour l’invisibilisé.

Il commence à fréquenter un temple baptiste puis se retrouve dans une vision de la vie qui n’est pas purement matérielle, ni temporelle et qui peut avoir une autre dimension.

Et il y trouve définitivement son élan de vie.

 « Ce jour-là je me suis surpris à dire, je crois, je suis croyant. »

Pi comme comme « Poème initiatique »

« Au-delà des premiers chiffres, personne n’a d’idée de ce qu’est le nombre Pi »

Daniel Tammet est propulsé sur la scène médiatique en 2004 lorsqu’il récite en un peu plus de cinq heures, 22514 décimales de Pi. Un record.

Contrairement aux mots, les chiffres sont pour lui une expérience tridimensionnelle, ils se déploient comme des paysages luxuriants, comme un pays intérieur : « c’est très poétique, il y a de la couleur, des émotions » me confie-t-il.

Pour Daniel Tammet énumérer les décimales de Pi équivaut à réciter un long poème dans lequel les chiffres se sont substitués lettres. Il décide alors à 25 ans de tenter de battre le record européen existant en récitant plus de 22500 de ses décimales.

Trois mois de préparation intense lui sont nécessaires pour apprendre par cœur et avec le cœur cette récitation poétique d’un infini mathématique dont il ressent alors un besoin vital de la partager au monde, pour que ce dernier en perçoive toute la beauté et la spiritualité.

 « Je me souviens d’une femme émue jusqu’aux larmes. »

En récitant Pi, tout prend sens dans son esprit. Daniel Tammet mesure sa capacité à transmettre son vécu, ses ressentis et la beauté du monde qu’il perçoit. Même si la langue mathématique et synesthésique qu’il utilise est insondable pour bon nombre d’entre nous : « les gens étaient transportés par les émotions que je dégageais à travers le corps ».

Bien plus qu’un record, cet accomplissement aura été la véritable victoire de ce jeune autiste, qui à l’époque lui a donné l’élan de continuer l’aventure, mais cette fois-ci, avec des mots pour transcrire sa vérité.

 « C’est en récitant le nombre Pi que je suis devenu écrivain. »

Le langage poétique

Les autistes peuvent présenter des difficultés à comprendre ce qui n’est pas littéral. Dans son autobiographie, Je suis né un jour bleu, Daniel Tammet explique qu’enfant il ne comprenait pas des expressions comme « je me suis levé du mauvais pied » par exemple, pensant alors « mais pourquoi ne pas s’être levé du bon ? ».

Comment a-t-il réussi à surmonter ces difficultés pour devenir un poète et auteur mondialement reconnu ?

 Grâce à son mari, grand lecteur tout comme lui, qui l’a beaucoup aidé à appréhender le langage poétique, celui de l’image et de l’abstraction par excellence.

Lors de son apprentissage des langues également, dans lesquelles il découvre « la poésie du quotidien » qui s’y cache. L’islandais est par exemple très métaphorique. Les Islandais n’aimant pas importer de mots étrangers, ils les inventent systématiquement, et utilisent fréquemment des combinaisons de mots existants. Le mot sage-femme par exemple est aussi métaphorique en français qu’en islandais (ljósmóðir, combinaison de mère et lumière).

« Quand on apprend ces mots-là on est happé par la poésie de la langue, ce sont des métaphores qu’on peut apprendre de manière intuitive. »

Ensuite par des auteurs qui l’ont inspiré comme Tolstoï et Ryszard Kapuściński, tous deux de grands polyglottes. Selon Daniel Tammet, ces écrivains partagent une facilité naturelle pour les langues, les mots étant pleinement constitutifs de leur réalité.

Les Murray, également. Ce poète australien et figure majeure de la poésie contemporaine anglophone, souvent cité comme candidat potentiel pour le prix Nobel, était aussi autiste. Daniel Tammet découvre son œuvre à 20 ans et entreprend la traduction d’une partie de celle-ci en français (C’est une chose sérieuse que d’être parmi les hommes, L’Iconoclaste, 2014).

La traduction est de l’ordre du vécu quotidien pour les neuroatypiques qui doivent sans cesse transcrire ce qu’ils perçoivent et ressentent pour que cela soit tangible et compréhensible pour eux-mêmes comme pour les autres.

Daniel Tammet m’évoque alors un autre moment charnière dans l’apprentissage de la langue poétique.

Il découvre, au début du collège comme tous les Anglais, Shakespare. Ce qui le frappe alors est le fait qu’il soit lu en version bilingue (anglais contemporain d’un côté, anglais du XVIe siècle de l’autre). Cette découverte d’un autre anglais, extrêmement imagé et très émotionnel, donc très poétique, est une révélation de plus qui lui a permis d’accéder à la poésie des mots.

Des pierres ils ont fait des étoiles

Rainer Maria Rilke, poète austro-hongrois souvent considéré comme une figure centrale de la poésie introspective et spirituelle du début du 20ème siècle, fait également partie des influences poétiques de Daniel Tammet.

« Lentement le soir met son manteau noir
Que lui tendait un rang de vieux chênes
Le paysage se dérobe à ton regard
Pour monter vers le ciel, ou couler vers la terre
(…)
Et te laisser (comme dans un dédale)
Anxieux, la vie en toi immense, mûrissante
Tantôt limitée, tantôt englobante
Devenant tour à tour pierre, étoile

Rainer Maria Rilke, « Abend » (1902) adapté en français par Daniel Tammet.

Le dernier vers, qui a inspiré le titre de son livre, Des pierres ils ont fait des étoiles, est l’image d’une puissante transmutation. Celle de neuf neurodivergents dont les destinées extraordinaires témoignent d’une possible transcendance de l’adversité. Daniel Tammet, à travers ce livre, souhaite également nous inviter à découvrir la richesse émotionnelle et créative des neuroatypiques.

Une leçon de résilience et de tolérance.

Une quête de justesse et d’authenticité

Il y a, selon Daniel Tammet, dans le langage poétique, une quête universelle de justesse et d’authenticité.

 « La poésie est une manière d’assumer sa différence. »

 Elle a cette particularité exacerbée de nous démasquer. Le faux-semblant se sent et s’entend.

Le plus beau compliment qu’on puisse lui adresser ? Qualifier son écriture de poétique, car c’est pour lui synonyme d’une vérité épurée.

« On ne peut pas mentir quand on écrit poétiquement »

 À l’heure des réseaux sociaux qui ont certes beaucoup d’avantages, Daniel Tammet regrette cependant une exhortation collective à la falsification de nos identités. Nous n’offrons alors de nos existences qu’une version mensongère et miroitée.

Que nous apprend la poésie ? Qu’il faut dire sa vérité avec courage et sans ambages, avec une quête infinie de justesse pour accéder à notre universalité. Ce point de convergence de nos différences et de nos rapports au monde si singuliers.

Deux heures se sont écoulées, deux heures qui ont cette saveur fugace d’éternité. Nous sommes obligés de nous quitter, nous aurions pu parler jusqu’à la nuit tombée.

 J’ai la chance d’avoir rencontré un homme à l’intelligence rare, dont la plus grande richesse est une perception du monde emplie de poésie. Un homme qui, malgré les difficultés, n’a jamais cessé de vouloir bâtir des ponts pour aller vers l’autre.

 J’accepte alors de descendre dans « l’arène poétique » afin de porter haut la voix d’un génie engagé pour la diversité et dont le message est un hymne à l’humanité.

Des pierres, ils ont fait des étoiles
Editions les Arènes – 22€

Daniel Tammet

Lauréat du prestigieux Booklist Editors’ Choice Award en 2008 et 2017, membre de l’Académie royale des Arts de Grande-Bretagne et docteur honoris causa de l’Open University, Daniel Tammet a été désigné en 2007 comme l’un des « 100 génies vivants » par un panel d’experts.

Autiste savant et synesthète, il est mondialement reconnu pour ses capacités exceptionnelles en linguistique et en mathématiques.

Il est l’auteur d’une œuvre foisonnante dont plusieurs ouvrages explorant la neurodiversité. Son autobiographie, le best-seller Je suis né un jour bleu (Éd. Les Arènes) offre un aperçu de son expérience en tant qu’autiste savant et synesthète.

Parmi ses publications notoires on compte Embrasser le ciel immense (2009), Chaque mot est un oiseau à qui l’on apprend à chanter (2017), Fragments de paradis (2020) et son dernier livre Des pierres, ils ont fait des étoiles (2024) aux Éditions les Arènes.

Dans ce dernier ouvrage, Daniel Tammet retrace les destins extraordinaires de neuf neurodivergents du monde entier qui ont su transcender l’adversité et faire de leur différence une force de vie.

Nous y découvrons l’histoire de personnages célèbres tels que Cédric Villani (mathématicien lauréat de la médaille Fields et homme politique français), ou encore Dan Aykroyd le célèbre acteur que nous retrouvons dans le film SOS fantômes, mais aussi des neurodivergents invisibilisés.

Daniel Tammet nous plonge dans leur univers, afin de nous montrer la richesse de leur monde intérieur et rompre les préjugés à leur égard.

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