
10 Fév P.O.L magnétique !
Qu’est-ce que le langage ? Un espace qui engage : la pensée, le lien, le symbole, des mises en forme construites ou des déconstructions informelles.
Informer, déformer, ouvrir des voies pour chaque voix qui s’élève. Le langage, les idées fixes et les marottes il les malaxe, il les botte. Sans langage la pensée reste informe, difforme mais la pensée le déforme à son tour, sans détours.
Vous n’y comprenez rien ? Tant mieux.
Pourquoi le langage devrait-il absolument toujours être limpide ? Parfois il bouscule, il dérange, il crisse dans les oreilles, c’est rigide, c’est rugueux et parfois souple ou soyeux. Ça tord, c’est retors, ça essore.
Mais une chose est certaine « Les limites de mon langage sont les limites de mon monde » comme disait le philosophe Wittgenstein. Les contraintes libertaires de la langue sont nos geôlières réfractaires.
Il faut alors tendre l’oreille à l’intérieur de soi pour qu’un nouveau lieu se déploie.
Une rencontre qui remet quelques idées en place avec Frédéric Boyer, le directeur de la prestigieuse maison P.O.L dont la punchline du fondateur (le regretté Paul Otchakovski-Laurens) fait du remue-ménage pour notre plus grand bien :
« La littérature, pour mettre le désordre là où l’ordre s’installe. »
Un héritage dans la continuité
Écrivain, traducteur et éditeur, Frédéric Boyer est une figure incontournable de la littérature contemporaine. Il dirige les éditions P.O.L depuis 2018.
Auparavant auteur de cette maison depuis 25 ans, il en a pris la direction pour tenir une promesse, celle qu’il avait faite à P.O.L., de poursuivre sa mission.
« Je ne suis pas venu là pour changer la maison, mais pour qu’elle continue comme elle était »
Fidèle à l’empreinte laissée par son fondateur, le nouveau directeur perpétue l’exigence d’un espace éditorial qui ne publie pas simplement des textes, mais qui accompagne les écrivains dans l’épreuve même de l’écriture.
Frédéric Boyer évoque, parmi les auteurs fondateurs du catalogue, Christian Prigent, Christophe Tarkos, Dominique Fourcade ou encore Bernard Noël.
Tous se sont engagés à l’époque à créer de nouveaux espaces et éprouver notre relation au langage. Chacun à sa manière.
Cette réflexion et cette envie de pousser les murs, elle vient des années 70 qui ont marqué de leur sceau une génération d’écrivains et d’éditeurs audacieux en quête d’un souffle nouveau.
Une avant-garde démodée ? Non, ces pionniers n’ont pas pris une ride.
Frédéric Boyer investit pleinement sa mission dont il mesure la portée :
« C’est un rôle important de rencontrer une expérience d’écriture, un travail poétique à l’œuvre, de le publier et de l’accompagner sur la durée. »
Car l’une des caractéristiques de cette maison dont l’âge n’a pas terni l’intrépidité, est d’offrir l’espace-temps nécessaire aux écrivains pour qu’ils puissent déployer une œuvre complète, dans tous les sens du terme. Avoir l’espace pour expérimenter de nouvelles voies et le temps pour constituer une œuvre, comme celle de Valère Novarina par exemple, qui a emménagé dans la maison il y a 40 ans. Une maison et ses auteurs existent de la réciprocité de leurs apports, de leur confiance et de leur fidélité.
L’épreuve du langage : un rapport vivant et poétique
« C’est dans l’expérience poétique que l’on mène une vraie expérience du langage. »
Paul Otchakovsky-Laurens avait fondé sa maison sur l’idée de la poésie. Pour lui, tout texte publié portait en lui une interrogation sur le langage et de ce fait une résonance poétique, tant par la forme que par le questionnement dont il était empreint. De même, pour Frédéric Boyer, le texte poétique est un texte qui interroge, qui « fait entendre les limites et les extrémités de notre relation aux mots et aux formes que nous mobilisons ».
Il évoque alors le travail de Valère Novarina dont le rapport à la langue poétique est d’une rare puissance, bien qu’il ne s’agisse pas de poésie au sens strict du terme.
Dans l’exploration du langage, il est ici question de recherche, d’empirisme plus que d’expérimentation laborantine car « on est dans un rapport vivant qui n’est pas cérébral » précise l’éditeur.
Ce rapport vivant d’interrogation du langage est le cœur du réacteur poétique, dont la fonction ne se cantonne pas à la transcendance ou à l’accès à des vérités insondées. Elle peut tout autant emprunter le chemin inverse : épuiser le sens, essorer les significations pour faire émerger une nouvelle forme d’expression.
Il est aussi question de politique, de notre rapport au bien commun, à la communauté que nous formons. Cela passe par l’interrogation de ce que l’on fait en parlant.
Frédéric Boyer fait référence alors à Triste Tigre qu’il a publié il y a 2 ans, non pas tant pour son sujet – l’inceste – mais pour la voix qui s’en dégageait, surprenante et profondément poétique.
« Le lieu le plus intense quand on interroge la parole est la poésie. »
Le déplacement
« Écrire de la poésie, c’est s’engager sur une expérience très profonde de notre rapport au monde, aux autres. Cela peut être très émouvant très incommodant aussi. Un bon poème vous déplace. »
Frédéric Boyer publie des textes qui transportent et surprennent, même s’ils sont difficiles à défendre.
Tout l’intérêt réside, selon lui, dans le trouble que vont procurer certains écrits, à mille lieux d’une célébration gentillette de la vie.
« Les grands poètes vont vous ébranler. »
Face à ceux qui jugent la poésie contemporaine hermétique, qui disent, « qu’on n’y comprend rien », il leur répond que c’est le début de quelque chose.
En acceptant de naviguer dans des œuvres exigeantes, la question fondamentale que l’on doit se poser n’est pas, selon lui, celle de l’intelligibilité. Frédéric Boyer nous invite plutôt à lâcher prise et être curieux, afin d’accueillir l’inattendu et d’explorer ce que l’œuvre peut révéler en nous.
Il cite en exemple l’œuvre de Luc Bénazet, que l’on pourrait qualifier d’abrupte. Ce dernier pousse très loin les jeux sur la langue, l’écriture, l’orthographe et le rythme des phrases, explorant les limites mêmes du langage.
« Il y a une plasticité du langage, il y a un enjeu dans la façon dont on peut parler, écrire, se confronter au langage. Un enjeu qui peut être jouissif voire inquiétant mais extrêmement vivant. »
L’écrivain
Frédéric Boyer évoque les œuvres qui ont façonné son destin littéraire. De la Bible à la poésie contemporaine en passant par Virgile, Dostoïevski et Marguerite Duras, s’il ne devait n’en citer qu’un ce serait Apollinaire par le lieu de bascule et de réflexion qu’il représente.
Ses textes auxquels il voue une affection particulière ? Mes amis mes amis (Ed. P.O.L 2004), et Vache (Ed. P.O.L 2008). Fidèle à la politique de la maison, il y explore de nouvelles voies, de nouvelles formes. La poésie est selon lui « à la racine de ce qu’on appelle la littérature car c’est le lieu où l’on est le plus libre, même si cette liberté est faite de contraintes et de réflexions sur les contraintes. »
Pour Frédéric Boyer la poésie est ce lieu dans lequel on peut pousser les murs, décloisonner l’esprit pour ouvrir de nouveaux espaces et se déplacer. C’est le rôle de l’image des transferts, des métaphores.
Car « qu’est-ce qu’une métaphore sinon créer une image pour déplacer quelque chose du réel ? »
Écrivain, poète, il est aussi traducteur de textes anciens. Il a notamment dirigé le chantier de la nouvelle traduction de la Bible (Ed.Bayard, 2001) réunissant des écrivains contemporains et des exégètes.
« C’est en traduisant des langues anciennes que peut-être vous êtes vraiment le plus seul face à votre propre écriture, votre propre langage votre propre rapport à la langue. »
Une question d’existentialité.
Une transformation réciproque
« Quand on traduit de l’hébreu ou du grec ou du latin, il faut réinventer quelque chose dans votre rapport à la langue française. »
Frédéric Boyer me partage le rôle fondamental que joue la traduction dans son rapport à l’écriture. Traduire les langues anciennes, c’est se confronter à une altérité qui oblige à réinventer la langue d’arrivée. Accueillir des langues étrangères et lointaines soulève de nombreuses questions, la syntaxe en est un exemple, qui diffère d’une langue à l’autre. Il s’agit alors de changer de muscle, de réinventer la langue d’arrivée, d’être le plus proche des contraintes formelles du texte original, puis faire passer ce dernier dans la contemporanéité pour le transmettre et le rendre accessible. Transcrire sans travestir.
Jacques Roubaud (qui avait participé à la traduction collective de la Bible, sous l’égide de Frédéric Boyer) avait ainsi cherché à retranscrire en français les contraintes de l’hébreu biblique en jouant sur la parataxe* et l’économie des mots lorsqu’il avait traduit l’Ecclésiaste.
« La langue qui reçoit est tout aussi touchée que la langue qui est traduite. »
La vivacité des textes de Tarkos, Prigent ou Cadiot, qui interrogent sans cesse l’impact du langage sur la vie et inversement, en est une belle illustration. La poésie est un lieu d’exploration extrême, où l’on repousse les frontières de l’expression pour interroger notre rapport au monde. Par le langage, elle permet de remodeler notre perception et d’ouvrir de nouvelles perspectives sur l’existence.
Car le fait même d’exister est un acte de traduction et d’interprétation du réel.
« Nous sommes tous dans ce rapport interprétatif avec notre environnement, avec le réel. » L’écriture permet de réinventer le monde et notre relation à l’existence, parfois de manière libre, parfois extrême », précise-t-il.
« La poésie n’est pas qu’un art de figurer le monde. C’est un lieu d’interrogation, un lieu où l’on questionne et redéfinit notre rapport à la vie. Par le langage, on peut transformer, modifier, mais aussi interroger notre propre existence. »
Pygmalion taille la pierre, cisèle chaque courbe, sculpte un visage qu’il rêve vivant. Puis la statue s’éveille, ouvre les yeux — et lui, soudain, n’est plus le même. Il croyait créer, mais c’est elle qui le transforme. L’écriture suit le même vertige : on croit façonner le réel, et c’est lui qui nous recompose. Comme l’alchimiste penché sur son athanor, on cherche à transmuer la matière, mais c’est le feu qui nous brûle, l’or qui nous altère.
Une trajectoire unique
Les éditions P.O.L, fondées en 1983 par le visionnaire Paul Otchakovsky-Laurens, incarnent depuis toujours l’audace littéraire et la découverte de voix singulières.
Ce foyer littéraire, à la fois exigeant et éclectique, a accueilli au fil des ans des auteurs majeurs comme George Pérec, Marguerite Duras, Marie Darrieussecq, Valère Novarina, Olivier Cadiot, Neige Sinno et tant d’autres, révélant à chaque publication une écriture novatrice et percutante. La maison a su se faire un nom en offrant un espace de liberté créative rare dans le paysage éditorial français.
À la suite de la disparition de son fondateur en 2018, Frédéric Boyer a pris les rênes de P.O.L. Écrivain et traducteur reconnu, il est une figure incontournable de la scène littéraire.
Sous sa direction, la maison continue d’explorer les frontières du langage, n’hésitant pas à publier des œuvres qui questionnent et dérangent.
Ancrée dans le présent, mais fidèle à ses origines, P.O.L demeure une maison d’édition à part, où chaque livre est une promesse d’aventure littéraire.
Côté actualité, P.O.L est une maison prolifique avec plus d’une quarantaine de parutions par an.
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