
12 Fév La poésie est un joyeux Bordel
La rue est silencieuse et sombre, pavée d’ombres fuyantes. Seule une lanterne, rouge comme le quartier éponyme d’Amsterdam, jette sur le trottoir des éclats troubles, complices d’une ambiance clandestine.
J’arrive au point de rendez-vous. J’attends F., mon acolyte d’expériences insolites. Un funambule noctambule dont le cœur est resté suspendu à l’enfance. La porte est entrouverte. Un instant j’ai cru qu’une voix rauque allait nous demander un mot de passe pour entrer dans ce lieu de passes… poétiques.
L’escalier serpente, abrupt, initiatique. Nous descendons dans l’antre poétique comme des contrebandiers de la nuit, prêts à traquer les mots interdits et les vers subreptices.
Et soudain, c’est l’explosion ! Nous tombons dans une embuscade. Un charivari de mots et de rires, des voix qui s’embrasent, des vers qui fusent, des verres qui s’entrechoquent, des effluves qui enivrent. Entre les bris de vers, les éclats de rire et une joyeuse décadence, la poésie fait décidément son tapage nocturne.
C’est un vrai bordel…poétique.
Un cocktail à la main nous entamons notre immersion dans cette ambiance de cabaret prohibé. Tout le monde se parle, c’est bon enfant, on nous demande « c’est votre première fois ? »
Nous devons vraiment avoir l’air de vierges aussi effarouchées que piquées de curiosité.
Alberto le Magnifique et Galatée, les maîtres de cérémonie, haranguent la foule et ouvrent les hostilités. Ils s’apprêtent à annoncer aux participants impatients le déroulement de la soirée.
Un jeton de 5 euros pour une passe poétique derrière le rideau, pour une lecture d’oracle ou bien un portrait.
Mais attention, la seule chose qui se monnaie ici, c’est une évasion de l’esprit.
Des performances publiques vont également ponctuer la soirée.
Nos hôtes poétiques, des créatures aux tenues affriolantes et extravagantes défilent devant nous.
« Quel sera votre passeur poétique ? En solo ou en duo ? Ne faites pas vos timides voyons »
Une fois que le Bordel de la Poésie est officiellement ouvert, tout le monde se précipite pour se procurer des jetons. La queue est longue. L’engouement extraordinaire.
Pendant l’attente nous discutons avec le DJ, dont la playlist est plus que seyante : Je t’aime moi non plus, Love on the beat, Osez Joséphine, Sexual Healing, Bonnie and Clyde, Moi je joue…
F. qui ne garde jamais sa langue dans sa poche, trouve la musique un peu « molle » et plus très contemporaine, à quoi l’une des hôtesses, une femme en corset et dentelle noire, lui rétorque : « mais c’est parce qu’il malaxe la nostalgie tu comprends, il la malaxe ! ». Sa voix porte l’écho d’une môme de Bellevillle, gouailleuse et mordante, prête à dégainer une vacherie taquine entre deux vers.
« Avec qui tu veux passer ? » me demande Alberto qui accueille les participants devant le rideau qui sépare le monde des vivants de celui des chuchoteurs de l’âme.
Lovés dans les alcôves ils murmurent, susurrent leurs rêves et leurs poèmes à la commissure de vos oreilles. L’ambiance feutrée contraste avec l’ébullition de la salle principale.
« Je ne sais pas, c’est ma première fois… »
« Je te confie à Fil de l’air dans ce cas. »
Je suis escortée par le poète qui m’emmène dans un recoin de la ruche poétique. Dans son grand kimono de soie, paré de colliers intemporels, il tient un grimoire à la main.
Je ferme les yeux, je m’engouffre dans le courant et me laisse emporter par les airs poétiques.
Quelques minutes intemporelles qui vibrent encore aujourd’hui, dans le creux de mes oreilles…
Une maison éclose à New York
Quelques semaines après mon immersion, je retrouve trois membres du Bordel de la Poésie, Margot Ferrera, Zoé Besmond de Senneville (dont les noms d’oiseaux de nuit poétiques sont respectivement Galatée et Colette Gabrielle) et Dareka Darémo dans un bar de Montreuil, Les Nouveaux Sauvages, près de la librairie Folie d’encre dans laquelle ils devaient animer la Nuit de la Lecture.
Margot est autrice et membre du cabaret Mange tes mots aux côtés d’Héloïse Brezillon. Elle incarne le rôle de « Madame » au bordel depuis 2019.
Zoé, actrice et poétesse, fait partie du collectif depuis ses origines. En 2015 elle y fait sa toute première scène puis prend la direction du projet en alternance avec d’autres poètes.
Dareka, poète, performeur, et membre du groupe de punk poésie La Bête Aveugle, a quant à lui rejoint le mouvement en 2018.
Mais l’heure est au préquel…
Notre histoire commence en réalité en 2007, de l’autre côté de l’Atlantique, dans l’effervescence new-yorkaise. L’idée du bordel poétique est le fruit d’un profond ennui. Celui de Stéphanie Berger pour qui les rencontres de poésie traditionnelles étaient bien trop sages. Avec le cofondateur Nicholas Adamski, ils sont portés par l’envie de dépoussiérer une poésie ankylosée en lui insufflant sensualité et transgression assumée. L’angle putassier est tout trouvé. Dans une ambiance à mi-chemin entre la maison close et le speakeasy, les poètes sont des courtisans des mots, ils effeuillent leurs poèmes dans le creux de l’oreille d’explorateurs en quête d’inattendu poétique, dans une ambiance feutrée d’un côté et festive de l’autre. Il y a l’envie de revendiquer aussi. Quand on est poète aujourd’hui, difficile de joindre les deux bouts et de se faire rémunérer. Les fondateurs voulaient redonner leurs lettres de noblesses à des artistes qui étaient à d’autres époques de véritables rockstars.
Le concept n’a pas tardé à faire des adeptes et a essaimé dans plusieurs métropoles. À Paris, il a trouvé un écrin naturel dans l’ambiance sulfureuse de Pigalle pour ses débuts en 2014, sous l’égide d’Alberto le Magnifique (notre maître de cérémonie dont l’accent chante l’Italie). Il a également séduit Mexico City, Londres, Madrid, Berlin, Amsterdam et renaîtra très bientôt à Bruxelles (on me chuchote qu’Alberto serait de la partie).
Les deux fondateurs du Poetry Brothel souhaitaient créer une communauté internationale de poètes prêts à secouer les carcans académiques et les trop bonnes mœurs. Pari réussi.

Fil de l'air.

Margot Ferrera, alias Galatée.

Zoé Besmond de Senneville, alias Colette Gabrielle

Dareka Darémo
La touche française
Il y a un imaginaire de la maison close qui fonctionne particulièrement bien en France, en raison d’une tradition littéraire liée au bordel. Lieu de débauche et de plaisirs sexuels certes, le bordel était aussi un nid de création pour de nombreux artistes. Sexe et art ont souvent été en frottement, le Bordel de la Poésie de Paris interroge cet héritage. C’est aussi un moyen de briser la glace et d’attiser la curiosité.
Quant à la couleur très française de ce dernier, elle réside selon Margot dans un côté canaille assumé, un mélange de facétie, d’impertinence détendue, sans être tape-à-l’œil.
On donne des pichenettes, on taquine, on bouge ses fesses mais on réfléchit aussi.
Laura Lutard, la précédente « Madame » a transmis à Margot la coutume de faire une entrée en matière poétique et réflexive. Une sorte de brève qui donne le ton.
Le Bordel a également vocation à sensibiliser et souhaite mettre en place régulièrement des collaborations avec plusieurs associations (notamment des associations à destination des travailleuses et travailleurs du sexe).
La poésie de l’intime
Pour les poètes du Bordel, qui viennent souvent de scènes slam ou qui du moins ont l’habitude de pousser la voix face à un public, il s’agit ici de « reconfigurer l’oralité pour venir la déposer dans l’oreille des clients » (Margot). Une nouvelle façon de transmettre leurs textes.
Il y a dans le Bordel de la Poésie l’envie de montrer d’autres façons de vivre la poésie. Une voix qui résonne autrement, qui s’infiltre dans l’intimité d’une alcôve feutrée ou se déploie dans un cadre plus extraverti, plus audacieux, presque pirate. Humaine, sans fard ni prétention, dans la diversité de celles et ceux qui l’incarnent. Le Bordel de la Poésie est le reflet de ces humanités entremêlées, autant de fenêtres ouvertes sur une poésie plurielle, mouvante, modelée par les imaginaires qui l’habitent.
« On peut avoir des choses délicates, éthérées, dans les sphères très romantiques 19ème et on peut avoir des choses qui battent le bitume, qui sont collantes voire de mauvais goût »
me précise Margot.
Selon Dareka, il y a dans cette démarche la volonté que les poètes portent leurs propres mots et leur propre univers (on ne lit pas du Baudelaire, ni du Mallarmé).
Sussurer un poème, qu’est-ce que cela provoque ?
Pour Zoé il y a l’idée qu’on s’adresse à quelqu’un, on lui choisit un poème. On ne va pas dire la même chose, ni de la même façon en fonction de la personne qu’on rencontre le temps d’un murmure : « adresser c’est aller dans le cœur de la personne ».
Cela requiert également selon elle d’être au plus proche de sa sincérité.

Quand la poésie amène le soin
Les gens qui viennent aux soirées portent souvent une mélancolie discrète et semblent attendre de leur passage dans le Bordel une métamorphose, me confie Margot.
Rares sont les nouveaux participants qui s’attendent à écouter de la poésie bucolique me précise Dareka, « personne n’est surpris quand on a des textes rentre dedans, engagés et qui parlent de traumas ».
La poésie comme catharsis, comme un baume au cœur et parfois même comme thérapie conjugale !
Margot me raconte l’histoire d’un couple d’amis dont la relation ne tenait plus qu’à un fil. Comme une dernière tentative de raviver la flamme ou a minima d’apporter de la douceur à leur épreuve. « Je les ai envoyés avec Fil de l’air. Son texte les a tellement bouleversés qu’ils sont repartis encore plus amoureux qu’à leurs débuts. Nous avons évité un divorce ! »
La classe !
L’effet transformateur est réciproque entre les écouteurs et les diseurs, « être aussi proche de la personne qui reçoit nos mots, cela nous fait toujours quelque chose ».
Une symbiose ultime qui adoucit les peines, entre le festif et l’intime.
La poésie comme un acte de résistance
« On essaye d’accueillir les émotions du public qui se prend l’actualité de plein fouet »
(Margot)
Face à une actualité mouvementée, et au recul des droits fondamentaux de nombreuses communautés, le Bordel donne le ton, avec malice, dans une forme d’exutoire consolatoire. On adoucit les mœurs certes, mais on résiste aussi.
Chacune des dates du Bordel est marquée d’une inspiration particulière. La dernière en date, par la présence de Sophia Lucia, guidée par les écrits de Maggie Nelson (poétesse et essayiste queer américaine), était une façon élégante d’envoyer sur les roses quelques idéologies réactionnaires….
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