
24 Avr Souleymane Diamanka : la voix de nos silences
Il est des voix venues d’ici et d’ailleurs qui portent en elles l’écho lointain des sagesses ancestrales pour mieux les inscrire dans le présent. Des voix qui suivent la foulée de ceux qui nous ont précédés pour mieux nous apprendre à marcher, la tête haute. Souleymane Diamanka est de ces voix. Poète et slameur, sa destinée résonne comme une croisée des chemins, au carrefour de vents contraires. Habitant de nulle part, originaire de partout, il manie l’art griotique avec un accent hip pop et offre la magie de ses mots dans une langue nomade, sans frontières.
Grave, posée, rythmée comme une lente procession. Une voix incantatoire qui par les mots qu’elle invoque entrouvre les portes de nos silences profonds. Une voix qui m’a traversée comme un souffle ancien, réveillant des souvenirs lointains que je n’ai jamais vécus, me transportant dans des lieux familiers que je n’ai jamais connus.
Nostalgie d’un temps que les vivants ne peuvent pas connaître.
J’ai d’abord rencontré Souleymane Diamanka par sa voix. Une voix qui n’élève jamais le ton mais qui creuse des sillons. Une voix qui bat le temps d’une mémoire en mouvement et invite à chevaucher les silences rémanents. Comme si les soupirs des pharaons devenus vent se levaient aux abords du Nil, se roulaient dans les dunes du désert, portés par des temps immémoriaux pour finalement s’abreuver dans le fleuve Sénégal et relier les points cardinaux.
Un vent charriant avec lui des chants migrateurs, des proverbes peuls et des secrets ancestraux.
Et ce vent est venu souffler sur la langue de Molière par l’intermédiaire de Souleymane Diamanka.
Le destin poétique
On commence par quoi ?
Peut-être par le début, non ?
Nous sommes assis à la terrasse d’un café près de la Gare de l’Est.
Deux citrons pressés, nos clopes allumées et l’interview commence, ou plutôt le voyage.
L’histoire débute il y a cinquante printemps dans une maternité dakaroise, avec une prophétie qui accompagne son premier souffle : la sage-femme présage que sa voix portera et qu’on l’écoutera.
Deux ans après, la famille traverse les continents pour rejoindre le père parti peu avant sa naissance à Bordeaux, en éclaireur.
Ses parents ne savent ni lire ni écrire mais lui transmettent dès son plus jeune âge la sagesse et la culture peule, faite de proverbes et d’aphorismes qui se lèguent par une parole empreinte de poésie. Des enseignements d’une sagesse millénaire pour apprendre la vie comme on apprend un poème. Par le biais d’une langue imagée, riche de sonorités et raffinée, se manifestent de profondes vérités. « Une langue enterrée pour qu’elle ne passe que par l’oralité du cœur » et qui convoque la puissance d’une mémoire.
Pour en goûter l’élégance, prenez ce proverbe cher au poète – à glisser, pourquoi pas, comme le faisait sa mère, à l’oreille de vos bambins la prochaine fois qu’ils rechigneront à faire la corvée de vaisselle :
« Ce que ton œil craint, ta main n’en a pas peur. »
(Ou comment rappeler, avec douceur, que toute montagne se gravit un pas après l’autre.)
« Depuis très petit j’ai eu l’oralité à la maison et l’écriture à l’école. »
Entre la musicalité de l’oral peul et la rigueur de l’écrit français, une rencontre se crée. Déjà, la poésie appelle.
Aparté :
Depuis Dakar, en passant par les rues de Bordeaux jusqu’aux scènes du monde, Souleymane Diamanka incarne à sa manière les grandes étapes du Voyage du Héros, théorisé par Joseph Campbell comme une trame universelle que l’on retrouve dans les contes ou les histoires fabuleuses. Un chemin initiatique dans lequel le héros quitte son monde ordinaire, entend un appel, rencontre des mentors (qui vont le motiver, l’orienter et lui prodiguer de précieux conseils), traverse des épreuves puis revient transformé, porteur d’un savoir qu’il pourra transmettre aux siens. Comme un élixir miraculeux. La fiction des contes semble parfois n’être qu’un pâle reflet de certaines destinées bien ancrées dans la réalité.
À ce propos, un mentor va faire son apparition qui aura sur lui l’effet de Pygmalion et lui fera faire ses classes poétiques.
Souleymane n’est encore qu’en CE1 lorsqu’il croise Monsieur Boudou, qui sera son instituteur l’année suivante. Lors d’une sortie scolaire, l’enseignant remarque déjà en lui une sensibilité singulière.
« Que ce paysage est monotone », souffle l’enfant assis sur un banc. Une remarque simple, mais pleine d’écho, qui interpelle le professeur — lui-même poète. Touché par le goût des mots d’un jeune garçon qui « parle comme un livre », par son regard précoce capable d’observer le monde à contrechamp, il devine en lui une voix à faire éclore. Il l’encourage à écrire ses propres textes et à les dire devant la classe.
« Cela a été ma première rencontre et j’ai cru mon instituteur. »
L’instituteur l’a inspiré par la magie du silence qu’il savait faire naître quand il parlait et par sa virtuosité à jongler avec les mots. Il demeure encore aujourd’hui une ombre bienveillante qui éclaire ses pas de poètes, un garde-fou contre l’embourgeoisement du verbe. Il a d’ailleurs signé la préface de l’ouvrage co-écrit avec le linguiste Julien Barret : Écrire à voix haute, paru aux éditions de L’Harmattan en 2013, une consécration.
Souleymane Diamanka poursuit sa traversée poétique avec un passage dans l’univers RAP. Adolescent, il participe à des ateliers d’écriture animés dans son quartier par Akhenaton (IAM), qui lui dédicace un poster avec une injonction à persévérer « Que Souleymane continue !!! ».
Puis un premier défi avec une montée sur scène à l’âge de 15 ans. Avec son groupe de hip-hop Djangu Gandhal, il assure les premières parties de NTM lors du Printemps de Bourges. Classe.
Et un grand déclic en 2001 avec sa première scène slam. La découverte d’une nouvelle façon d’habiter ses textes, lui qui trouvait sa voix « trop peu élastique » pour le RAP ; une autre vibration, un autre tempo.
Puis viennent les grandes traversées initiatiques du poète. Les galères en somme. Comme une épreuve du feu destinée à éprouver la foi poétique du héros. Un jour, à Paris, remercié d’une colocation, il se retrouve littéralement à la rue. Assis sur un banc, prêt à retourner à Bordeaux, il aperçoit un passant. Comme souvent, il se lève pour déclamer un poème — un rituel : offrir des vers aux passants, avant de s’éclipser. Mais cette fois, il reste.
Le passant, c’est Jean-Pierre Bacri. Quelques mots échangés après ses rimes. Puis, dans un geste discret, l’acteur lui tend une liasse de billets. De quoi s’offrir une chambre, ouvrir un compte Myspace… Et se faire repérer par des producteurs.
De là naît L’Hiver Peul (2007), son premier album, avec un invité de marque : Grand Corps Malade.
Le super pouvoir
« Mes parents, ils avaient des mots que je trouvais magiques. »
Très tôt Souleymane Diamanka décèle dans les « facilitateurs du monde » un pouvoir accessible à celui qui sait contempler, écouter et « piocher en soi quelque chose d’aussi personnel qu’universel ».
Les mots sont des fenêtres ouvertes sur des vies passées ou rêvées, des passeports pour des territoires désirés, des chemins de paix et de libertés. Le jeune Souleymane est fasciné.
Victor Hugo, Prévert, Baudelaire, Rimbaud sont autant de maîtres qui lui ont montré la voie pour agencer les mots, créer des images qui déplacent et se rebeller.
« Si Baudelaire était parmi nous je pense qu’il irait dans les slam sessions, même Rimbaud. »
Afin de perfectionner son art, le poète procède également à de « l’espionnage industriel » auprès des comédiens dans le but d’étudier leur façon de sculpter les mots, les extraire du papier pour les projeter dans une réalité en trois dimensions. Il suit les cours de Jack Waltzer de l’Actors Studio dont il retient les formules légendaires :
« Le texte c’est une matière qui est congelée. À vous de le mettre à bonne température par votre oralité et votre personnalité. »
Le poète confesse également emprunter régulièrement les mots de ses parents. En témoigne sa chanson, Réponds-lui avec de l’eau, directement issu d’un proverbe peul :
Si quelqu’un te parle avec des flammes
Réponds-lui avec de l’eau
Sache que le seul combat qui se gagne
C’est le duel qui devient duo
Le peul, sa langue d’origine, est à ses yeux une langue magique, porteuse de secrets millénaires. Ce peuple nomade, venu de l’ancienne Égypte, a suivi le cours du Nil jusqu’à celui du fleuve Sénégal, semant au passage sa langue, sa culture et ses mystères.
Quand Souleymane me parle, j’ai l’impression d’assister à un Da Vinci Code revisité. Il évoque l’un de ses ancêtres, un scribe, prêtre et magicien nommé Djadjaemânkh (prononcez Diadiamank) dont le nom figure sur des reliefs de tombeau présents au Louvre ! Et dans l’écriture hiéroglyphique du patronyme figure l’Ankh, la croix de vie associée au souffle divin et éternel…. Aussitôt une soif me prend, celle de percer les mystères de cette époque lointaine. Je suis devenue Champollion et lui, ma Pierre de Rosette.
Il m’évoque alors « la deuxième plus belle langue du monde », le français. Il est admiratif de la richesse de son vocabulaire, de la granularité qu’elle offre. Sa technicité aussi, les palindromes, les alexandrins, les sonnets, qu’on ne retrouve pas dans le peul.
Le poète décide de conjuguer les deux langues pour en décupler le pouvoir. Une nouvelle langue est née.
Est venu le temps de…
La transmission
Un héros qui ne revient pas chez les siens avec la lumière qu’il a trouvée laisse son peuple dans la nuit. Souleymane l’a bien compris. Aussi tâche-t-il au quotidien de transmettre à tous le feu sacré et la voie d’accès à la poésie du monde.
Auprès des spectateurs bien entendu mais aussi auprès des jeunes lors d’ateliers qu’il anime dans les écoles. Il leur transmet le goût des mots, le droit à l’erreur (jongleur lui-même, il leur rappelle que « les meilleurs jongleurs sont ceux qui se sont trompés »). Il leur communique aussi son état d’esprit Hip pop, « fais avec ce que tu as, comme tu peux, mais sois toi-même du mieux que tu peux » et les invite à découvrir leur intériorité pour mieux la partager.
Souleymane éveille les vocations. Même celle de Grands Corps Malade, qui est reparti avec des escarbilles de feu sacré après l’avoir écouté lors d’une slam session en 2003. Il est, depuis, devenu le Grand homme qu’on connaît.
Souleymane a essaimé à chaque coin de rue aux quatre coins du monde, jusqu’en Inde, dans la ville expérimentale d’Auroville.
Sa plus grande fierté ? que ses poèmes soient inscrits dans le programme du Bac français depuis 2021.
Son plus grand rêve ? que son école d’enfance porte un jour son nom – comme le poète qu’il admire Yvon Le Men – afin de léguer son héritage et d’avoir l’impression d’avoir « plein d’enfants renouvelables », me confie-t-il en souriant, lui qui n’en a pas (encore).
Souleymane nous rappelle qu’être poète est une ouverture au monde, « la capacité d’être à la fois récepteur et émetteur dans un même geste. » Tout le monde a cette magie.
Et afin de ne jamais l’oublier voici des vers de René Char qu’il garde toujours près de lui et qu’il nous offre aujourd’hui :
« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. » (Les Matinaux, Ed. Gallimard)

Souleymane Diamanka
Né au Sénégal en 1974, le poète-slameur Souleymane Diamanka grandit dans la ville de Bordeaux où il navigue entre la langue française à l’école et la langue peule à la maison.
Il trace depuis l’adolescence un sillon singulier entre poésie, oralité et héritage africain. Il fait ses débuts avec le groupe hip-pop Djangu Gandhal et partage la scène avec NTM en 1991 au Printemps de Bourges. Plus tard, à Paris, il découvre le slam avec le collectif 129H.
Porté par une parole où la force du verbe français rencontre la sagesse peule, il a marqué les esprits avec ses deux albums (L’Hiver Peul, 2007 ; Être humain autrement, 2016) et plusieurs livres phares, dont Habitant de nulle part, originaire de partout (2021) et De la plume et de l’épée (2023, Prix littéraire des lycéens d’Île-de-France) aux Éditions Points.
En 2025, il revient avec deux projets forts. Tout d’abord son dernier livre, 50 sonnets pour mes 50 printemps (MultiKulti Éditions, sortie le 13 mai), une rétrospective poétique et un hommage au sonnet, cette « Rolls-Royce » de la poésie, et aussi à Shakespeare, maître de la forme. Ensuite son spectacle One Poet Show (16 mai, Théâtre de la République à Paris), un spectacle inédit où se croisent poésie, musique, récit initiatique et transmission. Une célébration de la poésie, du hip-pop, de l’amour et de la culture.
« C’est ce que j’ai de plus beau à offrir. Comme si j’invitais les gens dans mon atelier». Pour lui, la poésie est un chemin de transformation — un appel à l’éveil collectif, un déclencheur de vocations. À travers ses mots, il invite à un voyage intérieur… et à prendre la plume à son tour.
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