
02 Mai Manon Sajous, des mots sous toutes leurs formes
Protéiforme. Parfois petit, parfois grand, parfois juste et beau, parfois doux, parfois gros. On peut le prendre ou le garder pour la fin. On peut ne pas le mâcher, on peut l’avoir sur le bout de la langue, se le passer, le souffler, le peser. On peut aussi en manquer.
Trois lettres pour désigner le moteur du monde : le mot. Miroir de la pensée, outil de construction du réel, il est un pont entre les êtres, un creuset de sens, à la fois forme et concept. Une matière première que Manon Sajous, jeune artiste peintre, façonne pour en révéler un monde pictural jusqu’alors invisible.
Le mot comme matière première
À l’origine il y a le mot. Le mot qui brûle, impatient de jaillir. Avec voracité et véracité. Face à moi, Manon Sajous, une jeune femme à la chevelure de braise qui me fait penser à une Brigid* des temps modernes me raconte la naissance de sa vocation.
Un voyage en train, une échappée belle vers le Sud pour se ressourcer, retrouver son souffle. Un calepin, des feutres et un mot, puis deux, puis trois qui jaillissent et qui s’enlacent pour former un dessin.
« Tout part de l’écriture » me dit-elle. Comme un journal intime de ses expériences de vie, avec ses questionnements intérieurs. Sur la toile, elle dépose ses maux sous forme d’éclats émotifs : des mots éparses ou de textes poétiques plus construits.
L’œuvre immersive
Vient ensuite le temps de relier les mots, de tisser des fils jusqu’à structurer l’image, « comme un quadrillage ».
Et c’est là que le rêve commence à échapper au dormeur et que l’œuvre prend une tournure parfois inattendue.
« Des fois, je me fais surprendre par mon œuvre. »
Un univers apparaît qu’elle capte et qu’elle amplifie en remplissant les espaces de couleurs et de textures. De nouvelles formes émergent, laissant place à une œuvre poupée russe, dimensionnelle et imbriquée.
L’art de Manon Sajous semble dialoguer avec le phénomène de paréidolie, cette tendance innée à chercher du sens dans ce qui semble erratique et chaotique. C’est ce qui nous fait voir des visages dans les nuages, des animaux dans des taches d’encre et des silhouettes oniriques dans des mots entrelacés.
Ce que l’œil perçoit d’abord comme des fragments verbaux se métamorphose peu à peu en figures poétiques. Ses œuvres deviennent immersives, des énigmes visuelles qu’on a envie de déchiffrer. Une alchimie entre peinture et langage où le sens jaillit là où on ne l’attend pas. Comme un test de Rorschach cathartique, une porte ouverte à l’exploration où chacun peut projeter son propre univers. Un temps suspendu propice à la découverte de sa propre sensibilité et de ses contradictions cachées.
« Je veux jouer sur les contradictions de l’être et du soi ».
Le fil rouge poétique
Chez Manon Sajous les mots sont l’amorce de l’œuvre ; la narration poétique, l’invitation à franchir le seuil.
Comme une clé ouvrant les portes de son univers, chaque toile s’accompagne d’un texte, prolongeant le dialogue entre l’image et le verbe. Un langage silencieux contre la solitude, une invitation à une pause réflexive.
« Je cherche à préserver l’énigme. Mes œuvres, comme mes textes, laissent place à l’interprétation, invitant chacun à y projeter sa propre vérité. La poésie touche avant de se comprendre, l’art éveille sans tout dévoiler. »
Ce qu’elle aime dans la poésie ? Sa puissance, sa capacité à percuter et à interroger.
Elle admire le regard lucide et implacable de Baudelaire, dont elle me cite quelques-uns de ses poèmes préférés : La Mort des Amants, La Destruction, Une Charogne… Brutalité et érotisme, un écho à son propre combat avec les mots. Dyslexique et dysorthographique, elle a dû apprivoiser cette matière brute, d’abord hostile, jusqu’à en faire une alliée. Désormais, c’est un terrain de jeu où le verbe devient corps et la toile, un espace de révélation.
*(Déesse des poètes, du feu et du renouveau de la tradition irlandaise)


Pas de commentaire